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Du bon usage de la dette, partie 1

Par Vincent Benard

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Le nombre d'économistes, généralement diplômés, qui affirment que "la dette publique est un faux problème", voire qu'elle n'en est pas un du tout, est absolument sidérant.

Tenez, il y a deux ans, dans un livre par ailleurs excellent, intitulé de façon pas du tout racoleuse "Sexe, drogue et économie", Alexandre Delaigue et Stéphane Ménia, alias "les éconoclastes", affirmaient que la dette publique était "un faux problème". C'était le seul chapitre réellement critiquable, de mon point de vue.

"Faux problème". Allez dire cela aux grecs aujourd'hui. Il est plus que temps d'expliquer en quoi ce type d'affirmation est dangereux.

Les auteurs, et ceux qui tiennent le même discours, nous justifient leur assertion par un calcul financier classique qui montre que seule compte la qualité de la dépense, de l'affectation des ressources, et que peu importe le mode de financement de ces ressources, la valeur créée à la fin est identique.

Mathématiquement, au premier abord, ce raisonnement est exact. Mais, faut-il le rappeler, la dette a la désagréable caractéristique de devoir être remboursée à échéances régulières. Voyons ce que cela change.

Quel est le raisonnement des éconoclastes ?

Je résume le raisonnement des éconoclastes, p.54 de leur ouvrage:

    Vous disposez de 1000 euros de capital que vous pouvez soit dépenser, soit placer à 10%.
    Vous disposez en outre d'une ligne de crédit qui vous coûte 10%

    Vous devez acheter pour 100 euros de marchandises, par exemple des vêtements.

    Première option: vous achetez au comptant. Un an plus tard (en supposant que vos vêtements ne se déprécient pas), vous avez 900 euros+10% = 990 Euros de fonds, et 100 euros de vêtements.

    Deuxième option: vous gardez vos 1000 euros, vous empruntez 100 Euros, vous achetez les vêtements avec, et un an plus tard, vous avez toujours 100 euros de vêtements et un patrimoine net de (1000 euros +10%) Moins (intérêts 10 %sur 100 euros) - (dette à rembourser à échéance 100 Euros) = 1100-10-100=990 Euros. Tiens, exactement la même chose, nous disent les économistes.

Les deux auteurs en déduisent que peu importe la façon dont l'état se finance, l'important est que l'état utilise correctement l'argent. Ils conviennent d'ailleurs volontiers que c'est assez rarement le cas.

Leur raisonnement est celui d'un économiste. Mais s'ils avaient été comptables, ils auraient présenté la situation de façon légèrement différente.

L'économiste et le comptable

Le comptable vous dirait: Raisonnons en bilan plutôt qu'en flux. Dans la première option citée par les éconoclastes, toujours en négligeant la dépréciation des vêtements, votre situation à un an est la suivante:

actif

passif

vêtements : 100
Trésorerie : 990

capitaux initiaux (#souscrits) : 1000
réserves nettes : 90


Soit au total :
Patrimoine (#fonds propres) 1090


dette : 0

Total des actifs : 1090

Total du passif : 1090



Dans la seconde situation, le bilan à un an s'écrirait ainsi :

actif

passif

Vêtements 100
Trésorerie 1090

Capitaux initiaux 1000
réserves nettes: 90

patrimoine  (#fonds propres): 1090

Dette : 100

Total des actifs : 1190

Total du passif  : 1190



La différence est claire: dans les deux cas, votre patrimoine net est identique (ce que disent Ménia et Delaigue, qui n'ont donc pas tort, formellement), mais dans le second, le total de bilan est plus élevé que dans le premier et vous devez rembourser 100.

Certes, si dans le second cas vous remboursez 100 immédiatement, en pompant dans votre trésorerie, votre situation s'apparente immédiatement au cas numéro un. Mais tant que cette opération n'a pas été effectuée, les deux situations ne sont pas équivalentes. Les fonds propres sont identiques, mais le total du bilan n'est pas le même. Les situations ne sont donc pas stricto sensu équivalentes.

Pourquoi, dans ce cas, recourir plutôt à l'une ou l'autre des options ? Devez vous financer votre achat sur votre capital ou préférer la dette ? Avant d'aborder plus spécifiquement la question de la dette publique, voyons pourquoi et comment les entreprises, hors du monde financier, utilisent la dette.

Comment grossir pour une entreprise

Imaginons que vous soyez à la tête d'une entreprise. Dans ce cas, au lieu d'utiliser 100 Euros sur 1000 à acheter des vêtements, disons que vous achetez une machine. Dans la plupart des business models de type industriel, votre capacité à gagner de l'argent est directement liée à la taille de vos actifs. Pas uniquement, évidemment, sinon ce serait trop facile, mais enfin, si vous disposez d'un four à pain capable de produire 1000 pains par jour, vous pouvez produire 0, 800 ou 1000 pains, mais pas 1005 pains. Si vous voulez vendre plus de 1000 pains, vous devez acheter soit un deuxième four, soit remplacer votre four à 1000 pains par un modèle plus performant, s'il existe. Vous avez donc besoin de plus de ressources financières, donc d'accroître votre passif.

Par conséquent, si votre objectif est de faire grandir votre entreprise, vous devez augmenter la taille de votre bilan. Vous pouvez le faire de trois façons:

    1. soit en réinvestissant une partie de vos bénéfices: vous augmentez vos réserves.
    2. soit en invitant de nouveaux investisseurs à augmenter le capital de l'entreprise: vous augmentez le capital social en diluant les actionnaires existants.
    3. soit en augmentant vos dettes. Il existe plusieurs façons d'y parvenir, (dette obligataire, bancaire, fournisseur, sont les principales formes - inutile de détailler).

Notez que l'option 1 suppose que vous fassiez des bénéfices, et qu'un prêteur raisonnable ne consentira à vous ouvrir les vannes de l'option 3 que si vous avez convenablement usé de l'option 1 dans les années précédent l'emprunt. L'option 2 est quant à elle moins fréquente. Nous avons déjà vu comment la fiscalité favorable à la dette donnait une subvention importante à l'option 3 par rapport à la seconde.

Donc, dans une entreprise privée industrielle classiquement gérée, les augmentations de taille du passif, qui permettront de financer la croissance de l'entreprise, se font principalement par une combinaison entre augmentation des réserves et augmentation des emprunts.

Naturellement, le chef d'entreprise espère, en augmentant la taille de son bilan, pouvoir accroître son volume d'affaires, et, s'il gère bien son entreprise, son bénéfice. Pour cela, il faut que son investissement lui rapporte plus qu'il ne lui coûte. Par exemple, si sa dette lui coûte 6% et son investissement lui garantissent un volume d'affaires lui rapportant 12%, il est largement gagnant. Inutile de dire qu'un tel succès n'a rien de garanti et qu'une part non négligeable des investissements n'amène pas les bénéfices escomptés. Bref, augmenter son bilan est risqué.

C'est d'autant plus risqué si vous avez choisi de grossir par endettement. Car lorsqu'une dette arrive à échéance, vous devez en rembourser le principal. Donc, mécaniquement, ce remboursement, lorsque son heure est venue, diminue le total de votre bilan. Si vous ne voulez pas vous séparer d'actifs d'un montant équivalent (trésorerie ou autre), vous devez compenser cette diminution du bilan.

Pour cela, soit vous avez fait des bénéfices, et vous aurez le choix entre remplacer votre dette remboursée par l'accroissement de vos réserves (bilan à peu près constant), soit de compléter ces réserves en renouvelant vos emprunts, voire en les augmentant, ce que votre banquier devrait vous accorder si vous êtes en bonne santé. Vous faites donc à nouveau grandir votre bilan, mais de façon saine, par utilisation conjointe de l'accumulation de réserves, d'emprunts de long terme.

Cas réels

Regardons le passif du bilan de deux grands groupes, Renault et Essilor, choisis au hasard, et à titre d'information, regardons quel est leur chiffre d'affaires 2009.

En milliards d'€
arrondi à la centaine de millions

Renault (2009)

Essilor (2009)

Capital

Réserves cumulées

Total Fonds propres*

Dette long terme

Dette court terme & autre passif courrant

Total dettes

1,100

17,400

16,500*

11,600

35,800


47,400**

0,450

2,300

2,700*

0,450

1,000


1,450

TOTAL DU BILAN*

64,000*

4,150

C.A. 2009

Dettes financières LT / Ca

33,700

33%

3,200

14%



* le total des fonds propres ou du bilan peut être légèrement différent de la somme Capital + réserves + dettes, du fait des normes en vigueur assez complexes pour ces grands groupes internationaux, des provisions, des erreurs d'arrondi, etc... Ce sont les ordres de grandeur qui comptent ici.

** Je ne peux pas dire que la découverte des ratios d'endettement de Renault me rassure sur l'avenir de l'automobile sous pavillon français...


Naturellement, nous aurions pu obtenir d'autres ordres de grandeur avec des business models radicalement différents, tels qu'une start up du web, une agence de pub, une société de logiciel, mais on peut retenir quelques observations assez générales:

    a) Le montant des réserves est dans la plupart des entreprises anciennes assez élevé: cela vient du fait que ces entreprises ont dans le passé réalisé un pourcentage important d'exercices profitables et ont conservé une part de ces profits dans l'entreprise.

    b) Le CA de Renault est d'environ 52% de son total de bilan, celui d'Essilor 77%. Dans l'industrie, ce sont des ordres de grandeur assez représentatifs.

    c) Les dettes à long terme totales d'Essilor sont de l'ordre de 14% de leur CA. Celles de Renault de 33%, et c'est sans doute trop. Retenez bien cet ordre de grandeur.

    d) La structure financière du passif d'Essilor est nettement plus rassurante que celle de Renault: la ratio dettes/CA, dettes/capitaux propres, ou dettes/bilan est nettement plus faible dans le cas d'Essilor, dont la part des capitaux dans le bilan excède 65%, alors qu'elle n'est que de 25% chez Renault. Naturellement, tous les constructeurs d'automobiles ont un encours "dettes fournisseurs" et "dettes revendeurs" assez élevé, dû à leur modèle d'entreprise et au type de produit commercialisé: il ne faut pas comparer chiffre pour chiffre Essilor et Renault, mais dans l'absolu, les deux structures financières ne recèlent pas le même niveau de risque pour les deux entreprises.

Impact de la crise pour Renault

Ajoutons que les chiffres de Renault se sont considérablement dégradés entre 2007 et 2009: br />
lle CA est passé de 41 G€ à 33 G€, le résultat net de +2,7 à -3 G€, et du coup, les capitaux propres ont fondu de 22G€ à 16,5G€. Cela illustre le rôle d'amortisseur des capitaux propres. Renault, pour passer ce mauvais cap, a diminué son total de bilan, de 68 à 64 milliards, a fait fondre ses stocks -diminution de l'actif du bilan-, et a nettement moins augmenté sa dette que son déficit n'a cru. Sa situation est assez difficile (il ne faudrait pas que la marque connaisse de nouveaux exercices aussi mauvais, et l'importance du passif courant inquiète) mais loin d'être désespérée.

Pas de profit, pas de croissance durable

On voit donc toutefois que ces deux entreprises n'auraient pas pu atteindre leur dimension actuelle si elles n'avaient pas accumulé des réserves au cours de bon nombre d'exercices bénéficiaires; En ce qui concerne Essilor, je n'ai pas souvenir d'un seul exercice déficitaire ces 25 dernières années. Pas de profit, pas de croissance ! Pas de réserves, pas de sécurité en cas de retournement de conjoncture. br />
MMais si (comme Renault en 2009), elles se mettaient à accumuler des exercices déficitaires, elles n'auraient d'autre choix que de maigrir (ventes de filiale, gains d'efficacité dans l'emploi des ressources, etc...) pour survivre et faire face à leurs échéances de dettes.

Qu'est-ce que le profit ? De façon simplifiée, voici quels sont les grandes masses qui aboutissent au résultat net de l'entreprise.

+ Chiffre d'affaires br /> ---------------------
- Achats externes courants = valeur Ajoutée
- Masse salariale (y compris charges sociales)
- Dotation aux amortissements (#dépréciation annuelle des actifs)
- taxes & impôts
- intérêts versés aux créanciers
---------------------
= Résultat net = (Dividendes actionnaires + Réserves si >0)
= (Réduction des réserves si < 0)


Vous voyez donc qu'une baisse du chiffre d'affaires assez brutale et plutôt inattendue sur deux ans, ne peut que se ressentir durement sur le résultat net, car il y a dans les coûts de nombreuses composantes fixes et incompressibles, mais que les fondamentaux de l'entreprise permettent de ne pas transformer intégralement le déficit en endettement, ce qui serait intenable.

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