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La BCE, qui s'est mise dans une situation inextricable du fait de ses
nombreuses "réponses non conventionnelles" à la crise, vient peut-être de
prendre une décision moralement dramatique, et financièrement potentiellement
très dommageable pour les états membres de la zone euro.
De l'étalon-or à l'étalon-daube
Ces derniers mois, la BCE est intervenue massivement sur le marché secondaire de
la dette souveraine, par divers canaux, multipliant son bilan par plus de deux
depuis le début de la crise, comme toutes ses consoeurs d'ailleurs.
Autrefois, les monnaies étaient gagées sur de l'or physique, voire de l'argent.
Au fil du temps, cette discipline s'est perdue... Depuis la fin de l'étalon or
(15 Août 1971), les émissions de monnaies par les banques centrales étaient
supposées être gagées par des placements "collatéraux" très sûrs, "notés AAA",
comme cela se disait alors. Jusqu'à la présente crise...
En gonflant son bilan de dettes souveraines de notation de plus en plus
médiocre, et de toute façon outrageusement optimiste, pour sauver les banques
détentrices de ces dettes d'une débâcle certaine, la banque centrale prend un
risque énorme : reconnaître que sa base monétaire est fondée sur des actifs
pourris, des dettes dont le remboursement intégral se fait chaque jour plus
hypothétique, bref, des "daubes"... Si le non remboursement de ces dettes se
matérialise, les détenteurs d'actifs libellés en euros se rendront compte que
l'étalon-daube n'a pas toute la valeur qu'on lui prêtait encore il y a peu.
Cela pourrait entrainer une chute d'une ampleur inégalée sur la monnaie
européenne, malgré la gestion tout aussi calamiteuse des monnaies concurrentes,
et une vente panique de tous les actifs libellés en Euros, ainsi qu'une course à
l'achat de tout ce qui sera supposer stocker de la valeur par les détenteurs de
cette devise, pour limiter la casse, bref, un vrai "risque systémique", comme
l'on dit dans la bonne société. Et cela, la BCE préfèrerait l'éviter.
Quand on a fait une grosse bêtise, il y a deux attitudes possibles : assumer et
réparer, ou tenter de tricher pour dissimuler sa bêtise, en espérant qu'un
miracle vienne arranger la situation. Mais souvent, la fuite en avant ne fait
qu'aggraver le mal. C'est pourtant la voie que la BCE a choisi pour éviter la
chute de "l'étalon-daube".
La BCE s'assoit sur le droit
Pour éviter que ses obligations pourries ne lui explosent à la figure, la BCE a
cru bon de se garantir contre le non remboursement de la dette grecque en
imposant au gouvernement grec que ses obligations soient échangées avec de
nouveaux titres au taux de 1 pour 1, alors que la négociation avec les
créanciers privés n'est pas terminée mais pourrait leur coûter plus de 70% de
décote.
Autrement dit, la BCE s'est arrogée, hors de toute base contractuelle, hors de
tout processus constitutionnel ou législatif, un droit de priorité exorbitant
sur tous les autres créanciers. Tout détenteur de dette grecque autre que la BCE
devient de facto détenteur d'une créance "subordonnée", ou "junior", c'est à
dire encore plus risquée que si tous les créanciers étaient considérés à
égalité. Autrement dit, tout détenteur de dette grecque a acheté une dette
"senior", et se retrouve avec une tranche "junior" dans les mains...
Pour bien comprendre : imaginez que vous prêtiez 100 euros à un débiteur qui
doit 1000 euros à tous ses créanciers, et que ce débiteur soit en faillite, et
que l'analyse de sa situation conduise les deux parties à estimer que, pour que
les créanciers aient une chance de revoir une partie de leur argent, ils doivent
accepter 50% de remise de dette. Si tous les créanciers sont égaux, vous vous
retrouvez avec 50 euros de créances en mains, et l'ensemble des créanciers est
créditeur de 500 euros.
Mais imaginons qu'un créancier détenant 250 euros soit prioritaire sur tous les
autres et se voie, dans la négociation, gratifié d'un échange à 100% de la
valeur. le débiteur est exactement dans la même situation financière, et doit
réduire sa dette totale à 500 euros pour espérer survivre. Il reste donc aux
détenteurs des autres 750 euros seulement 250 euros à se partager, soit 33% de
la valeur initiale de la dette qu'ils détenaient. Et si le créancier prioritaire
détient une part encore plus importante de cette dette, les autres, a fortiori,
sont encore plus dilués. Par conséquent, la dette subordonnée est bien plus
risquée que la dette qui ne l'est pas.
Si l'acheteur le sait avant, pas de problème : il demandera une rémunération
supérieure de sa dette subordonnée pour couvrir son risque. Toutes les banques
ont de la dette subordonnée à leur bilan, que les règles prudentielles leurs
permettaient encore récemment de considérer comme des quasi-fonds propres. Mais
dans le cas des obligations souveraines, tous les titres ont été émis égaux, et
un créancier particulier, la BCE, vient de s'auto-proclamer prioritaire, avec la
bénédiction des états, qui en sont actionnaires : ce n'est ni plus ni moins que
du vol.
Contagion aux autres titres souverains ? Effet boomerang ?
Or, si la BCE peut s'arroger ce droit exorbitant pour la dette grecque, elle
peut le faire pour toute obligation souveraine d'un autre état ! Bill Gross,
patron du fonds d'investissement Pimco, un des plus gros acheteurs privés
d'obligations dans le monde, s’inquiète ainsi de la situation sur son compte
Twitter.
La dette subordonnée ("junior") est plus risquée que la dette de premier rang
("senior"). Par conséquent, les acheteurs de dette souveraine devront,
lorsqu'ils achètent ces titres, évaluer leur risque de "dilution" par la BCE en
cas de défaut, et réévaluer ce risque dès que la BCE effectuera le moindre achat
de titres souverains. Quel prix donneront ils à ce risque supplémentaire ?
Pire encore : plus la BCE achètera des titres souverains, plus elle subordonnera
les autres acheteurs, qui seront encore plus "dilués" en cas de défaut. A
l'immoralité, la BCE ajoute l'incertitude. La BCE détient aujourd'hui environ 60
milliards d'obligations grecques et 233 milliards d'obligations souveraines de
l'Eurozone(*). Si elle doit augmenter son portefeuille, cela ne conduira-t-il
pas à l'effet inverse de celui recherché, c'est à dire à faire monter le taux
exigé par les créanciers privés sur cette dette devenue "junior" ? Et donc à
accumuler toujours plus de titres souverains bancals à son bilan ? Pour
combattre l'effet "étalon-daube", la BCE va devoir... allonger son bilan avec
toujours plus de daubes. C'est ce qui s'appelle se prendre les pieds dans le
tapis.
La LTRO avait permis de faire baisser un peu les taux demandés sur les dettes de
l'Italie, de l'Espagne, et du Portugal. L'entourloupe de la subordination
pourrait rapidement inverser la tendance. C'est ce qu'estime aussi le WSJ qui
nous apprend qu'au sein du Board de la BCE, la seule voix raisonnable, celle de
l'allemand Jens Weidmann, a voté contre cette mesure.
Les PIIGS, mais peut être aussi la France ou la Belgique, pourraient donc
rapidement voir le coût de leurs adjudications obligataires augmenter. Compte
tenu des niveaux atteints par la dette souveraine, toute augmentation de taux
aura des effets extrêmement négatifs sur les soldes budgétaires publics,
annulant les effets de nombreuses mesures d'austérité, accroissant la méfiance
des investisseurs, etc... Une nouvelle spirale de flambée de taux obligataires
devient hélas très probable pour les emprunteurs jugés les plus fragiles.
Conclusion : On paie toujours la facture de ses erreurs
Chaque pirouette imaginée par les gouvernants et banquiers centraux pour
"sortir" de la crise -en fait, retarder la rechute - finit par revenir en
boomerang à la figure de ceux qui l'ont imaginée.
A chaque sauvetage de très court terme, ils empilent les effets pervers... Faute
d'avoir reconnu en temps utile que l'explosion de la dette nous emmenait dans le
mur, et d'avoir fait face avec courage aux conséquences de ce surendettement
lorsqu'il en était encore temps, ils ont triché, biaisé... Et demandé à la
banque centrale de faire tout ce qu'elle ne devait pas avoir le droit de faire :
gager notre monnaie sur du sable. Sur des daubes. Sur du vent. Sur des promesses
intenables.
* Les 233 milliards de dette souveraine européenne détenus par la BCE ont été
achetés sur le marché secondaire pour environ 210 milliards. Ses 60 milliards de
dette grecque ont été acquis pour 42 milliards. Certains commentateurs
radiophoniques ont émis l'hypothèse que, pour éviter cette peur de la dilution,
les 18 milliards de plus values ainsi engrangées par la BCE sur la dette grecque
(qui obtiendrait 60 milliards de nouveaux titres en échange des anciens achetés
pour 42...) pourraient servir à couvrir la perte des détenteurs de titres "juniorisés",
directement, ou via les états débiteurs. Mais je ne crois pas que la BCE puisse
se permettre une telle "générosité", la plus value devant au contraire lui
permettre d'accroître ses fonds propres, très faibles, pour encaisser d'autres
pertes sur d'autres titres dans son bilan. C'est le seul moyen, pour elle, de "recrédibiliser"
sa monnaie, d'éviter l'effet "étalon-daube". Situation inextricable...