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Taux longs américains : une détente qui cache un ralentissement de fond


Par Vincent Barret

Depuis le symposium de Jackson Hole en août 2025, le rendement du 10 ans américain a chuté d’environ 33 points de base, un mouvement qui semble modeste mais qui en dit long sur la dynamique macroéconomique actuelle.

L’analyse fine de cette détente montre que près des trois quarts de la baisse (environ 24 pb) proviennent de la composante réelle du taux (TIPS), c’est-à-dire des anticipations de croissance et du risque associé à la détention d’actifs à long terme.

En revanche, les anticipations d’inflation, mesurées par les breakevens, n’ont reculé que de 9 pb, confirmant que la détente est avant tout liée à la révision des perspectives de croissance plutôt qu’à un nouveau choc désinflationniste.

Autrement dit, le marché obligataire ne célèbre pas la victoire de la Fed contre l’inflation, mais prend acte du ralentissement de l’économie américaine. Toutefois, on note que les marchés ne voient pas une explosion de l’inflation et qu’ainsi ceux-ci ne voient pas de « policy mistake » de la part de la Fed concernant son mandat pour stabiliser l’inflation à 2%.

Ce diagnostic est renforcé par la stabilité du pétrole à long terme : si le baril a reculé de près de 8 % à court terme depuis Jackson Hole, la baisse n’est que de 2 % sur les échéances longues, ce qui limite l’effet sur les anticipations d’inflation.

De fait, l’inflation implicite reste proche de 2 %, tandis que la baisse des rendements réels traduit une inquiétude croissante sur la durabilité du cycle de croissance. La Fed n’a donc pas provoqué un choc de confiance, mais plutôt l’anticipation d’un ralentissement ordonné.

Parallèlement, la volatilité obligataire (indice MOVE) demeure faible, ce qui abaisse la prime exigée pour détenir des titres à long terme et réduit mécaniquement la prime de terme. Le risque lié à la détention d’obligations en tant que facteur déterminant de la prime de risque peut être évalué à l’aide d’indicateurs de volatilité des prix.

Le risque obligataire est resté pratiquement inchangé et déjà faible depuis Jackson Hole, car il s’est effondré.

La détente observée sur cette prime s’explique aussi par des facteurs structurels liés à la plomberie du marché. D’une part, la Fed a annoncé la fin anticipée du quantitative tightening : elle continuera de laisser les MBS se dégonfler, mais réinvestira les produits dans des Treasuries, retirant ainsi 60 à 120 milliards de dollars d’offre nette du marché privé sur les prochains trimestres.

Pour rappel, le processus QT, en vigueur depuis 2022, vise à éliminer les liquidités excessives injectées par la Fed sur les marchés financiers pendant la pandémie de COVID-19. Les achats massifs d’obligations du Trésor et de titres hypothécaires visaient à stabiliser les marchés et à stimuler l’activité lorsque l’objectif de taux à court terme de la Fed était proche de zéro.

Les quantités de non-réinvestissements maximales ont été ajustées plusieurs fois lors du QT de la Fed : elles sont passées de 60 Mds$ par mois pour les titres du Trésor et 35 Mds$ par mois pour les MBS à la fin de l’année 2022 à respectivement 25 Mds $ par mois et 35 Mds$ par mois à partir de juin 2024 puis à respectivement à 5 Mds$ par mois et 35 Mds$ par mois à partir d’avril 2025.

Le fait que le ralentissement du QT se soit focalisé jusque-là sur les titres du Trésor révèle une volonté, affichée de régulièrement, de réduire à terme de façon préférentielle les détentions de MBS par rapport à celles de titres du Trésor.

De fait, quand la Fed “met fin au QT”, cela ne veut pas dire qu’elle relance un QE (c’est-à-dire acheter massivement des actifs avec création monétaire).
Ce serait plutôt un changement de régime technique :

  • Le bilan cesserait de se contracter, donc plus de retrait de liquidité.

  • Mais surtout, la Fed continuerait à gérer la composition de ses actifs.

En clair : les titres arrivant à échéance ne seraient plus simplement laissés sortir du bilan. La Fed réinvestirait progressivement les MBS (titres hypothécaires) dans des Treasuries.

Les MBS (Mortgage-Backed Securities) que la Fed détient sont des titres adossés à des prêts immobiliers. Chaque mois, les emprunteurs américains remboursent une partie de leur prêt (intérêts + principal). Ces remboursements sont reversés à la Fed sous forme de flux de trésorerie entrants, au fur et à mesure que les prêts s’amortissent ou sont remboursés par anticipation.

Ces remboursements créent donc un “cash flow naturel” dans le portefeuille MBS de la Fed, environ 18 à 20 milliards de dollars par mois, actuellement. Ainsi, ici, plutôt que de laisser ces remboursements sortir, elle utilisera les montants encaissés pour acheter de nouveaux Treasuries.

En pratique :

  • Les flux de remboursement MBS entrent sur le compte de la Fed (à la Fed de New York, qui gère les opérations).

  • Ces dollars sont ensuite réinjectés dans le marché obligataire via le System Open Market Account (SOMA).

  • La Fed donne mandat à ses desks d’opérations d’acheter des Treasuries de maturité variable (généralement 2 à 10 ans), selon le profil de duration souhaité.

C’est donc un réinvestissement automatique :
les MBS expirent → le cash est utilisé pour acheter des Treasuries → le total d’actifs reste constant.

Ce rééquilibrage a deux buts :

  • Simplifier la structure du bilan (moins d’exposition immobilière).

  • Soutenir le marché obligataire souverain sans réactiver un QE explicite.

La nuance est essentielle :

  • Le QE ajoute de la monnaie centrale (les réserves bancaires augmentent).

  • Ici, la Fed ne crée pas de nouvelles réserves, elle recycle simplement les flux existants entre classes d’actifs.

Donc, le bilan reste stable, mais sa composition change. C’est un geste technique pour “entretenir la plomberie” sans relancer la planche à billets.

Cela a trois effets :

  1. Soutenir la demande pour la dette du Trésor américain, qui doit absorber des volumes record d’émissions.

  2. Réduire la volatilité du marché MBS, qui reste fragile.

  3. Apaiser la tension de liquidité sur le marché monétaire (puisque ces réinvestissements maintiennent la taille du bilan).

Résultat :

  • Le niveau des réserves bancaires se stabilise,

  • Le marché repo respire,

  • Les taux longs trouvent un plafond naturel, car la Fed redevient un acheteur marginal régulier.

D’autre part, le déficit budgétaire américain s’est légèrement contracté, offrant au Trésor davantage de flexibilité dans la composition de ses émissions, notamment grâce aux droits de douanes.

D’ailleurs, le Congressional Budget Office (CBO) estime que les tarifs rapporteront 4 000 Mds $ sur la décennie, presque l’équivalent du coût du One Big Beautiful Bill Act (4 100 Mds $). Le Congressional Budget Office (CBO) estime que les hausses tarifaires actuelles réduiraient les déficits primaires d’environ 3 300 milliards de dollars et les paiements d’intérêts de 700 milliards supplémentaires d’ici 2035, soit un allègement budgétaire de près de 4 000 milliards sur dix ans.

Ces rentrées fiscales contribuent à contenir la dynamique d’émissions du Trésor, tout en offrant un répit relatif aux notations souveraines : S&P et Fitch ont explicitement mentionné les recettes tarifaires dans leur décision de ne pas abaisser davantage la note américaine.

Moins de pression sur le long terme, combinée à une volatilité maîtrisée, équivaut à un marché obligataire mieux équilibré et donc à des rendements structurellement plus bas.

Sur le plan microstructurel, plusieurs éléments techniques ont amplifié le mouvement. Le franchissement du seuil des 4 % sur le 10 ans a déclenché une série d’achats automatiques de duration : fonds systématiques, algorithmes de gestion de convexité MBS et stratégies de risk-parity ont renforcé la demande d’obligations longues.

Ce phénomène de rétroaction, où la baisse des rendements attire de nouveaux acheteurs, qui à leur tour accentuent la baisse, explique en partie la rapidité du mouvement observé.

Ce phénomène crée toutefois un grand écart inter-actifs. Les actions continuent de refléter un scénario de croissance robuste, alimenté par les bénéfices des grandes capitalisations technologiques et le narratif d’un atterrissage en douceur, tandis que l’or anticipe une dépréciation monétaire future et un risque géopolitique accru.

Le marché obligataire, lui, envoie un signal différent : celui d’une économie en perte de vitesse et d’un refroidissement de la demande de crédit. Loin d’être incohérents, ces messages sont simplement asynchrones : les taux réels réagissent en premier, tandis que les marchés d’actions et de matières premières vivent encore sur un décalage temporel.

Du côté de l’économie réelle, cette baisse des rendements aide à la marge : les taux hypothécaires pourraient légèrement reculer, le financement des entreprises se détend un peu, et les gouvernements locaux bénéficient d’un coût de la dette plus faible.

Mais ces effets ne suffisent pas à compenser le fond du problème : la demande de crédit se tarit. Les ménages, saturés par le niveau élevé des taux de cartes de crédit et des prêts auto, limitent leurs emprunts.

Les entreprises, confrontées à une hausse durable du coût du capital et à des marges comprimées, retardent leurs projets d’investissement. Les banques, enfin, resserrent leurs conditions de prêt sous l’effet des nouvelles contraintes réglementaires et de la hausse du coût des dépôts. L’argent devient donc « moins cher » non pas parce que la Fed baisse les taux, mais parce que moins d’agents veulent en emprunter.

La baisse de la prime de terme traduit aussi cette phase de transition. Les flux vers la duration sont alimentés par des investisseurs structurels : fonds de pension, assureurs, et banques étrangères profitant de conditions de couverture plus favorables.

En parallèle, la contraction des émissions nettes de long terme et la gestion plus souple du bilan de la Fed soutiennent les prix. Cependant, ce rééquilibrage reste fragile : une reprise de la volatilité, un rebond de l’inflation ou une sur-émission du Trésor pourraient inverser la tendance rapidement.

À court terme, plusieurs scénarios de trajectoire se dessinent

Le scénario central, le plus probable, est celui d’un refroidissement ordonné : la croissance se tasse sans effondrement, l’inflation se stabilise autour de 2 %, et le 10 ans évolue entre 3,7 % et 4 %. Dans ce cas, la duration (UST 7–10 ans) surperforme, les obligations investment grade reprennent de l’attrait, tandis que les segments risqués, crédit high yield, petites capitalisations, valeurs cycliques, sous-performent.

À l’inverse, un scénario de désinflation brutale pousserait les rendements encore plus bas (vers 3,25 %–3,50 %), mais au prix d’une contraction du crédit et d’une récession naissante.

Enfin, un scénario plus « dur » de réaccélération conjoncturelle ou de choc de prime de terme (via la dette, le pétrole ou la géopolitique) pourrait ramener le 10 ans au-dessus de 4,4 %, rompant la dynamique actuelle.

En somme, la baisse du 10 ans américain depuis Jackson Hole n’est ni un signe de victoire monétaire, ni une réaction irrationnelle. Elle reflète un mélange précis de signaux économiques et structurels : croissance en ralentissement, inflation maîtrisée, prime de risque en repli et équilibre offre/demande légèrement amélioré.

La courbe se redresse pour de mauvaises raisons, non par confiance, mais par anticipation de coupes futures, et les taux longs deviennent un thermomètre inversé de la vigueur économique.

Tant que la volatilité reste contenue, que les anticipations d’inflation demeurent ancrées et que la Fed gère la transition du QT sans heurts, le biais directionnel sur la duration reste modérément haussier.

Mais la vraie validation viendra du terrain : si les données de prêts bancaires, les enchères du Trésor, l'inflation les demandes de chômage commencent à se retourner ensemble, alors le rally obligataire ne sera plus un simple trade technique, il deviendra le symptôme du basculement de cycle.

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