Japon : la renaissance d'une puissance économique disciplinée
Par Vincent Barret
Un tournant politique et économique majeur
Le franchissement du seuil symbolique des 50 000 points sur le Nikkei illustre la transformation silencieuse du Japon.
Trois dynamiques convergent : un environnement politique pro-investisseurs, une profitabilité renforcée par la faiblesse du yen, et des flux étrangers réactivés par une gouvernance d’entreprise plus transparente et un rôle stratégique accru dans les chaînes technologiques mondiales.
Dès ses premiers jours, elle prépare un plan de relance supérieur à 13,9 trillions de yens pour soutenir les ménages face à l’inflation et investir dans les industries de croissance et la sécurité nationale. Cette impulsion budgétaire donne le ton : la croissance doit redevenir un choix politique, après trois décennies marquées par la retenue et la mémoire de la bulle éclatée.
La défense, nouveau pilier industriel
Le Parti libéral-démocrate de Takaichi et le Parti de l’innovation japonaise prévoient d’assouplir les restrictions sur les exportations de matériel de défense, de construire des usines d’armement et d’accélérer les investissements dans l’armée japonaise.
Le tabou d’après-guerre autour de la défense a été discrètement démantelé, remplacé par une nouvelle vision musclée qui considère la dissuasion à la fois comme une nécessité et une opportunité. La nouvelle coalition de Tokyo, associant les Libéraux-démocrates de Takaichi au parti réformiste Ishin, est déterminée à faire de la petite industrie de défense japonaise un acteur mondial.
Le moment est opportun : alors que les budgets mondiaux de la défense explosent dans l’ombre de l’Ukraine et de Taïwan, les conglomérats japonais, Mitsubishi Electric, NEC, Mitsubishi Heavy, sont requalifiés en titans discrets d’une nouvelle chaîne d’approvisionnement géopolitique.
Le ministre japonais de la Défense, Shinjiro Koizumi, a convoqué vendredi 24 octobre une réunion de hauts responsables ministériels afin de discuter du successeur du plan quinquennal de dépenses de défense jusqu’en 2027, ainsi que de l’actualisation des stratégies de sécurité et de défense nationales.
Ce nouvel enthousiasme marque un changement radical par rapport à il y a quelques années seulement, lorsqu’il y avait peu d’efforts coordonnés pour développer la petite industrie de défense du Japon, en raison des tabous persistants dans le pays sur « l’industrie de la mort » et des barrières élevées aux exportations de défense imposées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Pour élaborer un plan de progrès durable en matière d’exportations, le Japon s’est comparé à d’autres pays, notamment la Corée du Sud, qui dispose d’un secteur de la défense plus développé et a signé des accords de plusieurs milliards de dollars pour fournir des équipements tels que des obusiers, des systèmes de roquettes et des munitions à des pays comme la Pologne.
Le Japon peut imiter ce succès plus haut dans la chaîne technologique dans des domaines tels que les systèmes de missiles et la technologie spatiale, a déclaré Hirohito Ogi, un ancien responsable du ministère japonais de la Défense.
En outre, le Japon envisage également d’accroître ses capacités de fabrication de missiles et d’autres armes, ce qui contribuerait à accroître ses stocks et pourrait aider les États-Unis, qui ont eux-mêmes mis en garde contre leurs propres pénuries de munitions. La coalition indique qu’elle envisagerait de recourir à des arsenaux publics exploités par des entreprises privées.
D’ailleurs, le changement de cap dans la stratégie japonaise en matière de défense est intervenu en 2022, après que la guerre en Ukraine ai suscité des inquiétudes quant à un conflit similaire en Asie, possiblement autour de Taïwan.
Tokyo s’est engagé à investir 43 000 milliards de yens sur cinq ans dans des équipements militaires tels que des missiles de croisière à longue portée et des satellites militaires, et à porter le budget global de défense à 2 % du produit intérieur brut d’ici 2027, contre un plafond informel de 1 %.
Ces projets ne sont plus des projets secondaires ; ils sont au cœur de la nouvelle stratégie de croissance de Tokyo. Sur le plan culturel, la transformation pourrait être encore plus remarquable que sur le plan économique. La génération qui autrefois s’inquiétait de l’expression « exportation d’armes » s’éteint, remplacée par une génération qui considère les technologies de défense comme un simple domaine à forte marge, comparable aux semi-conducteurs ou à la robotique.
Le calcul moral du Japon évolue : la dissuasion n’est plus un héritage inconfortable, mais une assurance dans un monde incertain.
Ainsi, Takaichi a su allier pragmatisme industriel et ambition nationale, et les traders sentent le carburant politique suffisamment puissant pour alimenter à la fois la croissance et la fierté. Son positionnement favorable aux mesures de relance a donné aux actions japonaises le genre de dynamisme que l’on ne trouve que lorsque les moteurs budgétaires et la volonté politique fonctionnent de concert.
Monnaie, politique monétaire et équilibres macro
La performance boursière japonaise s’est appuyée sur un yen structurellement faible, qui dopait les marges des exportateurs. L’indice japonais est rempli d’exportateurs et de fournisseurs technologiques globaux (automatisation industrielle, équipements semi-conducteurs, matériaux, composants électriques).
Lorsque l’USD/JPY reste élevé, le levier opérationnel fait le reste. Résultat : des publications supérieures aux attentes et des marges résilientes, que les investisseurs prolongent déjà dans les cycles de capex 2026 liés à l’IA, à l’automobile et à la digitalisation.
Mais ce moteur s’épuise : l’« alpha » de la devise dépréciée est désormais intégré dans les prix. Le yen réel effectif évolue à des plus bas pluri-décennaux, limitant toute nouvelle dévaluation sans risque économique et même diplomatique.
De fait, dernièrement, depuis plusieurs mois, la faiblesse du yen est devenue une faille visible dans la mécanique financière mondiale. Pour défendre sa devise, Tokyo multiplie les interventions sur le marché des changes, allant jusqu’à vendre des Treasuries américains afin de soutenir le yen. Ces ventes tombent toutefois à un moment particulièrement délicat pour Washington, qui cherche au contraire à attirer davantage d’acheteurs étrangers pour financer un déficit budgétaire de plus en plus lourd.
C’est dans ce contexte que Scott Bessent, le Secrétaire au Trésor américain a pris parole à Tokyo, avec une lecture plus large que le simple sort du yen. Selon lui, l’enjeu dépasse la devise japonaise : il s’agit de l’équilibre global du financement en dollars. Son conseil, que la Banque du Japon relève ses taux avant que le marché ne l’y contraigne, répond à une logique d’ingénierie monétaire précise.
Un yen plus fort limiterait la nécessité d’interventions coûteuses et donc la pression de vente sur la dette américaine. Un carry trade yen moins agressif réduirait le levier caché dans les portefeuilles mondiaux. Et une normalisation volontaire de la BoJ éviterait un choc brutal pour l’ensemble des marchés risqués.
Mais derrière la technique, le message est aussi politique. Le monde des Abenomics, pensé pour une économie déflationniste et un yen fort, appartient désormais au passé. Le Japon fait face à une inflation persistante, à une hausse des salaires et à une population vieillissante qui subit directement les effets d’une devise trop faible sur son pouvoir d’achat.
Dans ce contexte, l’appel de Bessent n’est pas idéologique : il est pragmatique. Il invite Tokyo à accepter le changement de régime économique plutôt que de continuer à livrer une bataille monétaire déjà perdue.
En somme, le Japon n’est plus une exception tranquille dans l’architecture financière mondiale. Sa politique monétaire est devenue une composante essentielle du triptyque dollar – Treasuries – liquidité mondiale. Lorsque Bessent déclare que la BoJ doit agir, il ne formule pas un souhait, mais un avertissement : si le Japon ne prend pas l’initiative du resserrement, le marché s’en chargera, avec bien moins de douceur.
En effet, la BoJ demeure la banque centrale la plus accommodante des pays développés : malgré une normalisation graduelle depuis 2024 (+50 pb), les taux réels restent nettement négatifs. Cela entretient un coût du capital faible et soutient les valorisations actions. Cependant, l’environnement inflationniste, inédit depuis vingt ans, modifie la donne. L’inflation dépasse durablement 2 %, alimentée par des pressions salariales persistantes, ce qui pourrait inciter la BoJ à envisager deux potentielles nouvelles hausses de taux d’ici mi-2026.
Le différentiel de taux avec les États-Unis et l’Europe devrait donc se réduire, limitant la pression baissière sur le yen. Un ton plus ferme de la BoJ pourrait provoquer une correction brutale du change USD/JPY et tester la solidité des flux actions étrangers. Les marchés anticipent une politique encore souple, mais le risque d’un ajustement plus agressif n’est plus négligeable.
Gouvernance : le véritable moteur du re-rating japonais
Depuis 2023, la Tokyo Stock Exchange (TSE) impose aux sociétés cotées avec un Price-to-Book Ratio < 1 de publier des plans de création de valeur explicites, fondés sur le coût du capital et la rentabilité actionnariale. Cette contrainte transforme la culture d’entreprise : justification du cash dormant, transparence accrue sur la composition des conseils, rémunération, indépendance des administrateurs et communication en anglais pour attirer les investisseurs étrangers.
La TSE renforce cette discipline par une approche de « transparence punitive », distinguant les entreprises conformes de celles jugées « non alignées ». La réputation devient un actif financier. En parallèle, la réduction des participations croisées, longtemps symbole de corporatisme industriel, libère le flottant et favorise les rachats d’actions, les OPA et l’activisme.
Les résultats sont concrets : les buybacks atteignent un record de 18 trillions ¥ en 2024, les administrateurs indépendants occupent plus d’un tiers des sièges des entreprises Prime, et les valorisations se rapprochent des standards occidentaux. Le « Japan governance discount » s’efface peu à peu. Le Japon, longtemps perçu comme un marché figé, devient une terre d’activisme rationnel et d’opportunités de M&A.
L’épargne domestique, nouveau carburant de marché
La réforme du NISA (compte d’épargne en actions) a réorienté une partie du gigantesque stock d’épargne japonaise vers les marchés actions. En 2024, les fonds communs de placement ont enregistré 15 000 milliards ¥ d’entrées nettes, soit plus du double de l’année précédente. Les actifs sous gestion ont bondi de 30 % pour atteindre 34 000 milliards ¥, témoignant d’un basculement culturel : les ménages remplacent progressivement la thésaurisation par l’investissement boursier.
Cette demande domestique absorbe une partie des sorties étrangères lors des corrections et confère une stabilité nouvelle aux valorisations. Combinée aux rachats d’actions massifs, elle réduit la volatilité du marché et soutient un re-rating structurel. Pour la première fois depuis les années 1990, la liquidité interne soutient durablement la performance boursière, sans dépendre exclusivement de la politique monétaire.
Consolidation et revalorisation du tissu industriel
Le Japon abrite le plus grand nombre d’entreprises cotées parmi les marchés développés, souvent petites, peu rentables et sous-valorisées. Les réformes de gouvernance et la montée de l’activisme créent un potentiel considérable de consolidation. Les fusions-acquisitions atteignent 232 milliards $ au S1 2025, portées par des privatisations, des deals de private equity et des acquisitions à l’étranger.
Takaichi et la FSA cherchent à transformer cette dynamique en moteur de productivité : liquidation des surcapacités, recentrage du capital et fusion des acteurs sous-critiques. Si cette transition se confirme, le Japon pourrait sortir du « value trap » structurel : le multiple de valorisation du MSCI Japan reste deux fois inférieur à celui des États-Unis, malgré des bilans plus solides et un gearing faible.
Le risque n’est plus un manque d’idées, mais un déficit d’exécution : certaines sociétés publient encore des engagements vagues, et la culture d’entreprise demeure prudente face à l’activisme. Mais la trajectoire est claire : discipline du capital, réallocation du cash et alignement avec les standards globaux.
Politique industrielle : souveraineté et montée en gamme technologique
La stratégie industrielle japonaise se redéfinit autour d’un principe : sécurité nationale = croissance stratégique. La défense, les semi-conducteurs, l’automatisation industrielle et l’énergie nucléaire deviennent les piliers du réarmement productif. Tokyo soutient la montée en gamme technologique, notamment dans les équipements de production de puces et les systèmes de propulsion.
Les groupes Mitsubishi Heavy, Fujitsu, NEC, Hitachi High-Tech ou Tokyo Electron bénéficient directement de cette politique, appuyée sur des programmes conjoints avec les États-Unis et l’Europe. Le Japon se positionne comme un fournisseur clé du de-risking occidental, en hébergeant de nouvelles capacités industrielles pour le packaging, les matériaux avancés et la robotique.
Le mouvement ne se limite pas à la défense : la logique de souveraineté s’étend à l’ensemble de la chaîne technologique. Elle promet des marges plus élevées et des flux de commandes moins cycliques que dans les industries traditionnelles, réduisant la volatilité des bénéfices et renforçant la visibilité à long terme.
8. Dynamique des marchés et positionnement des investisseurs
Trois segments dominent désormais la thématique japonaise :
- Défense et technologies dual-use, catalyseurs du réarmement industriel ;
- Semi-conducteurs et équipements, soutenus par l’alliance techno US-Japon ;
- Valeurs à PBR < 1, engagées dans une revalorisation via buybacks et M&A.
D’ailleurs, le président Trump et la Première ministre japonaise Sanae Takaichi ont signé un ensemble d’accords économiques et de défense d’ampleur le lundi 27 octobre, marquant un tournant dans les relations entre les États-Unis et le Japon. Ce nouveau cadre fusionne coopération industrielle, intégration militaire et sécurisation des ressources en un système stratégique unique, conçu pour contrebalancer l’influence croissante de la Chine dans l’Indo-Pacifique.
La pièce maîtresse est un partenariat sur les minerais critiques : les deux nations chercheront à sécuriser et à raffiner les terres rares, le lithium et d’autres matériaux essentiels aux semi-conducteurs, aux véhicules électriques et aux armements avancés.
L’objectif est de rompre la dépendance aux chaînes d’approvisionnement contrôlées par la Chine, en développant des opérations conjointes d’extraction, de raffinage et de stockage dans des territoires alliés, de l’Australie à l’Asie du Sud-Est.
Le Japon a également réaffirmé son engagement d’investissement de 550 milliards de dollars aux États-Unis, finançant les infrastructures navales, la fabrication industrielle et les énergies propres. Il s’agit d’un pipeline pluriannuel de capital destiné à renforcer les capacités de production des industries soutenant à la fois les économies nationales et les réseaux de défense.
Un troisième volet porte sur l’intégration navale et industrielle. Le Japon contribuera à moderniser les chantiers navals américains, en apportant son expertise en ingénierie et en efficacité manufacturière afin d’augmenter les capacités de construction et de réparation.
Ce partenariat répond à des goulets d’étranglement bien réels dans la logistique maritime américaine, cruciale pour soutenir toute opération dans un scénario de conflit dans le Pacifique.
De surcroît, malgré la hausse des actions japonaises, la décote relative du marché japonais reste marquée. Beaucoup d’entreprises se négocient avec un P/E inférieur à leurs homologues américaines tout en affichant une génération de cash-flow plus stable. L’écart de valorisation, conjugué à la crédibilité nouvelle de la gouvernance, attire les flux étrangers en quête de diversification hors mégacaps US.
Le cadre commercial s’est également apaisé. La coopération économique États-Unis–Japon réduit les risques tarifaires sur l’automobile et les composants, tandis que la trêve relative entre Washington et Pékin limite les chocs sur les chaînes asiatiques. Le Japon profite ainsi du de-risking mondial : relocalisation d’usines, commandes d’équipements et sécurisation d’approvisionnement dans des juridictions alliées.
Risques macro-financiers et contraintes structurelles
La trajectoire n’est pas sans menaces. Un retournement brutal du yen, provoqué par un durcissement de la BoJ ou une action coordonnée sur le FX, pourrait rogner les marges exportatrices et freiner les flux d’investissement. Une inflation domestique plus collante renforcerait ce risque : la boucle salaires-prix reste surveillée de près, et tout resserrement accéléré alourdirait la prime de risque actions.
Sur le plan budgétaire, la soutenabilité à long terme du plan de relance dépendra de la capacité du gouvernement à maintenir la confiance sur la dette publique (≈ 260 % du PIB). Par ailleurs, un ralentissement mondial, notamment dans le capex technologique américain ou la demande chinoise, affecterait directement les exportateurs d’automatisation et de matériaux avancés.
Enfin, l’ouverture du secteur de la défense devra être validée par des cadres d’exportation clairs : un décalage entre la rhétorique politique et la réalité des contrats pourrait éroder la crédibilité de la stratégie.
Vers un nouveau régime économique
Le Japon entre dans une phase de transformation structurelle où l’État, les entreprises et les ménages avancent dans le même sens :
- la puissance publique impulse la croissance via l’investissement et la défense ;
- les entreprises adoptent une gestion du capital disciplinée ;
- l’épargne nationale soutient la demande domestique en actions.
Ce triptyque crée une stabilité macroéconomique inédite, moins dépendante de la politique monétaire. Le Japon, longtemps perçu comme un marché de stagnation, redevient une économie proactive, assumant sa puissance technologique et stratégique.
Le pays n’est plus un simple suiveur des cycles mondiaux : il redéfinit sa trajectoire en conjuguant souveraineté industrielle, gouvernance actionnariale et capital domestique. Si la cohérence politique se maintient, le re-rating japonais pourrait s’inscrire dans la durée, transformant le marché nippon en pilier défensif et structurel des portefeuilles globaux.