À court terme, la France ne présente pas de risque imminent de crise financière. Le système bancaire national reste solide, avec un ratio de capitalisation Tier 1 avoisinant 14 %, soit le double de son niveau de 2008 et bien supérieur au minimum réglementaire fixé autour de 10 %. En outre, les expositions des banques françaises à la dette publique nationale demeurent contenues, représentant environ 3 à 4 % de leur bilan, bien en deçà des niveaux observés en Italie où la dépendance aux titres souverains excède régulièrement 10 %.
De plus, l’architecture institutionnelle européenne s’est renforcée depuis la crise des dettes souveraines : le Mécanisme européen de stabilité (MES), les programmes OMT et TPI de la BCE, et la doctrine héritée de l’ère Draghi permettent d’écarter le risque de liquidité immédiat.
Qui plus est, certains observateurs expliquent le calme des marchés par les atouts de la France : une économie puissante et diversifiée ; une main d’œuvre qualifiée ; des infrastructures de bonne qualité ; une administration fiscale qui prélève l’impôt sans trop de difficultés… Le marché des OAT est très liquide et leurs détenteurs peuvent penser pouvoir les vendre sans trop de risques au début d’une crise. Jusqu’aux élections de 2022, les institutions de la cinquième République paraissaient solides.
En conséquence, l’élargissement ponctuel des spreads OAT–Bund reflète avant tout une prime de risque politique, et non un signal de défaut ou de crise bancaire systémique.
Le nœud du problème : compétitivité en berne et parts de marché perdues
Le véritable nœud se situe dans la trajectoire de croissance et de compétitivité. La croissance potentielle réelle de la France est aujourd’hui estimée à environ 0,5 %, un niveau historiquement bas, qui traduit la stagnation de la productivité et la faiblesse de l’investissement dans les secteurs innovants. Cette érosion de la croissance est d’autant plus préoccupante qu’elle intervient dans un contexte de recul structurel des positions françaises à l’exportation. La part des exportations françaises de biens dans l’ensemble de la zone euro est passée de 16 % au début des années 2000 à 11 % en 2024.
Plus largement, la zone euro a vu ses parts de marché mondiales chuter de 26 % à 17 % depuis 2000, tandis que la Chine a progressé de 7 % à plus de 21 % sur la même période.
Sur l’exposition Chine, l’Allemagne reste la plus imbriquée en valeur absolue (automobile, machines-outils), mais elle avance, lentement, sur une diversification géographique (États-Unis, Europe centrale) et sur des barrières non tarifaires. L’Italie bénéficie d’une niche qualité-prix moins frontale avec la Chine sur certains segments.
La France, en revanche, se situe à la croisée des feux : pertes de chaînes domestiques sur l’électronique et les composants, importations chinoises dynamiques dans pharma, chimie, transports, et un retard d’écosystèmes sur les filières batteries/solaire/éolien où Pékin écrase les coûts.Tant que l’Europe n’aligne pas une politique industrielle et des financements communs (IRA-like), la pression déflationniste importée continuera d’éroder les marges de l’industrie française.
Au sein de la valeur ajoutée manufacturière de la zone euro, la France est la seule grande économie à reculer structurellement, alors que l’Allemagne et les Pays-Bas ont consolidé leurs positions.
Cette perte de compétitivité se traduit directement dans les revenus relatifs : le PIB par habitant de la France décroche par rapport à ses voisins, l’Allemagne étant passée de 105 % du niveau français en 2000 à 116 % en 2024, les Pays-Bas de 114 % à 136 % et le Danemark de 118 % à 129 %.
Pression chinoise, désinflation importée et choc de demande
Ce décrochage industriel et productif s’explique en grande partie par la montée en puissance de la Chine. La valeur ajoutée manufacturière chinoise atteint aujourd’hui près de 30 % du total mondial, un niveau supérieur à celui des quatre plus grandes économies manufacturières suivantes réunies (États-Unis, Japon, Allemagne, Inde). Les entreprises chinoises ne se limitent plus aux industries à forte main-d’œuvre, mais dominent désormais les filières stratégiques de l’électronique, de la transition énergétique, de la chimie, des véhicules électriques et des équipements solaires et éoliens.
Leur compétitivité-prix est renforcée par trois facteurs : un ralentissement interne qui pousse les entreprises à exporter leurs surcapacités, un soutien massif de l’État via des subventions ciblées, et une intensité concurrentielle domestique qui compresse les marges et incite à chercher des débouchés extérieurs.
Résultat : les prix à l’exportation chinois exercent une pression déflationniste forte sur l’industrie européenne, alors que l’Union européenne peine à mettre en œuvre une politique industrielle commune crédible.
Depuis le début de l’année, en France, les importations en provenance de Chine ont bondi de 125 % pour les produits pharmaceutiques, de 11 % pour l’électronique et de 15 % pour les matériels de transport. Cette dépendance renforce la vulnérabilité du tissu industriel français face à une compétition asymétrique.
Un autre facteur crucial qui mine la trajectoire française est la combinaison de pressions déflationnistes structurelles. Plusieurs forces convergent pour limiter l’inflation sous-jacente et comprimer la croissance nominale, ce qui, mécaniquement, rend la dette plus difficile à soutenir puisque le ratio dette/PIB se stabilise d’autant mieux que la croissance nominale excède le coût moyen de financement. Or, dans le cas français, la tendance est inverse.
Premièrement, l’euro fort maintient une pression baissière sur les prix à l’exportation et réduit la compétitivité des entreprises françaises sur les marchés tiers. Contrairement à l’Allemagne qui bénéficie encore d’une base exportatrice solide capable d’absorber ces fluctuations, la France subit davantage la force de sa monnaie comme un frein à la croissance externe.
Deuxièmement, les importations chinoises massives et subventionnées alimentent une désinflation importée. Qu’il s’agisse des biens électroniques, de la pharmacie, du matériel de transport ou des énergies renouvelables, les produits chinois arrivent en Europe à des prix largement inférieurs aux standards locaux, comprimant les marges industrielles françaises et limitant la possibilité de hausses salariales. Cette concurrence frontale dans des secteurs stratégiques freine la réindustrialisation et réduit les perspectives de croissance de la valeur ajoutée manufacturière nationale.
Troisièmement, la faiblesse de la demande intérieure pèse sur le cycle. Après le rebond post-Covid, la consommation des ménages a ralenti et l’investissement des entreprises se contracte, affecté par la hausse du coût du capital et par l’incertitude politique. La progression de la demande privée nominale est aujourd’hui quasiment nulle, ce qui traduit une dynamique de stagnation.
Quatrièmement, la baisse relative des prix de l’énergie depuis le pic de 2022 contribue paradoxalement à renforcer ces pressions déflationnistes. Certes, cela allège la facture énergétique pour les ménages et les entreprises, mais dans un pays importateur net comme la France, la baisse des prix énergétiques réduit aussi la croissance nominale et les recettes fiscales associées (TVA, taxes énergétiques).
Cinquièmement, la politique budgétaire restrictive à venir accentuera le phénomène. La nécessité de contenir les déficits pousse vers des mesures d’ajustement qui réduisent la demande publique et, dans un contexte de multiplicateur fiscal élevé, risquent d’amplifier la contraction de l’activité. Contrairement aux années 2010 où la BCE compensait le resserrement budgétaire par une politique monétaire hyper-accommodante, le cycle actuel s’inscrit dans un environnement de taux réels durablement plus élevés.
Enfin, la décélération de l’emploi et des salaires agit comme un frein de fond. Après la résilience surprenante du marché du travail post-Covid, les créations d’emplois ralentissent et les hausses de salaires nominaux marquent le pas. Cela se traduit par une progression plus faible du revenu disponible et, in fine, par une inertie de la consommation privée. Le cercle vicieux est clair : salaires stagnants → demande intérieure faible → peu d’investissement → productivité bloquée → croissance potentielle réduite.
Ces pressions déflationnistes expliquent pourquoi la croissance potentielle française est désormais estimée à 0,5 % en termes réels, l’un des niveaux les plus bas parmi les grands pays développés. La combinaison de ces forces limite la dynamique nominale, accroît le poids relatif de la dette et rend la stratégie de soutenabilité plus complexe. Là où l’Italie ou l’Allemagne peuvent, en période de cycle mondial favorable, bénéficier de relances exportatrices qui gonflent leur croissance nominale, la France reste piégée dans une stagnation interne et une désinflation importée qui affaiblissent sa trajectoire.
Dette publique et rôle de la bce : la soutenabilité au centre du jeu
Dans ce contexte, la question centrale devient celle de la dette publique et de sa soutenabilité. La France affiche aujourd’hui un ratio dette/PIB de 115 %, contre 82 % en 2010 au moment de la crise de la zone euro, et ce ratio devrait atteindre environ 120 % à l’horizon 2027. Le problème n’est pas la solvabilité immédiate, la capacité technique à honorer les échéances reste assurée, mais bien la dynamique de soutenabilité.
Pour stabiliser le ratio dette/PIB, la France devrait enregistrer un solde primaire proche de -0,5 % du PIB. Or, il se situe actuellement à -3,5 %, un écart trop important pour espérer infléchir la trajectoire à moyen terme. La charge de la dette illustre déjà ce décrochage : elle atteindra environ 55 milliards d’euros en 2025, soit le deuxième poste budgétaire de l’État après l’Éducation nationale, devant la Défense. Qui plus est, la structure des créanciers renforce la vulnérabilité : plus de la moitié de la dette française est détenue par des non-résidents, dont un quart hors zone euro, exposant le pays à un choc de défiance internationale.
Enfin, les conditions de financement se sont tendues : le taux d’emprunt à 10 ans avoisine 3,6 %, au même niveau que l’Italie, mais supérieur à l’Espagne ou à la Grèce, ce qui traduit une inquiétude spécifique des marchés vis-à-vis de la trajectoire française.
D’ailleurs, la dynamique de dette distingue nettement la France de l’Italie et de l’Allemagne. L’Italie porte le ratio le plus élevé de la zone (autour de 140 % du PIB), mais elle a longtemps protégé cette montagne de dette par un solde primaire structurellement proche de l’équilibre voire positif et par une base d’acheteurs plus domestique (banques, épargnants, assurances) ainsi que l’Eurosystème. L’Allemagne reste, elle, un cas de soutenabilité « mécanique » : dette nettement inférieure à la moyenne de la zone euro et capacité à retrouver un solde primaire positif dès que la conjoncture se normalise.
La France cumule le mauvais mix : un ratio de dette désormais élevé (≈ 115 %) et surtout un solde primaire profondément négatif (≈ –3,5 % du PIB), alors qu’il faudrait être autour de 0,5 % pour stabiliser la dette.
Si l’on applique la décomposition standard de la dynamique (Δd ≃ (r–g)·d – pb), l’Italie compense un (r–g) défavorable par un pb (solde primaire) proche de 0 ; l’Allemagne a un d faible et un pb positif ; la France cumule un d élevé, un (r–g) qui se dégrade avec la remontée des taux, et un pb franchement négatif. C’est la matrice de soutenabilité la plus fragile des trois à moyen terme, sans signifier un risque de défaut.
Or, depuis plus de deux décennies, et à la différence notamment de l’Allemagne et de l’Italie, la dynamique de l’endettement a été principalement nourrie par l’accumulation de déficits primaires, alors que la croissance s’érodait progressivement.
Le rôle des taux d’intérêt et des phénomènes de marché a été secondaire dans cette dynamique. Ces déficits et cette dette croissants n’ont en outre pas eu comme principale contrepartie des investissements ou des dépenses d’avenir de nature à augmenter le potentiel de croissance future, mais ont d’abord financé la hausse des dépenses courantes, notamment liées au modèle social national et au vieillissement de la population.
Cette évolution n’est pas soutenable. La stratégie de finances publiques doit reprendre le contrôle de la dynamique de la dette, dans un contexte où elle ne peut plus compter sur un retour de la croissance des décennies passées ni sur des taux d’intérêts très bas.
Le diagnostic stratégique s’apparente ainsi à une trappe budgétaire. Une part croissante des ressources est absorbée par les transferts sociaux et par la charge de la dette, tandis que les dépenses d’avenir (innovation, infrastructures, enseignement supérieur, transition écologique) restent sous-dimensionnées.
Les conditions de financement accentuent l’écart. La France emprunte à des taux longs proches de l’Italie et au-dessus de l’Espagne ou de la Grèce, un renversement symbolique qui traduit une prime d’incertitude politique. L’Italie supporte un « stock » plus risqué mais a réussi, depuis 2012, à allonger la maturité moyenne et à « domestifier » sa base d’acheteurs ; elle reste donc vulnérable aux chocs mais moins aux humeurs de flux internationaux.
De surcroît, la France, elle, a une détention étrangère plus élevée (plus d’un titre sur deux, dont une part hors zone euro), ce qui rend les spreads plus sensibles à la perception globale (gouvernance, trajectoire budgétaire, visibilité réglementaire). L’Allemagne conserve la prime de crédibilité, même si son frein à l’endettement et les débats sur l’investissement public peuvent perturber la lisibilité des politiques.
La vraie ligne de fracture passe par la compétitivité et la croissance potentielle. L’Allemagne a vu son modèle « industrie + excédent courant » sérieusement bousculé par le choc énergétique et la Chine, mais conserve une intensité manufacturière et des écosystèmes exportateurs que la France a perdus depuis deux décennies.
L’Italie a surpris à la hausse post-Covid avec des PMI-export et un Mittelstand résilients, un tourisme dopant la demande et des niches industrielles (machinerie, design, agroalimentaire) très compétitives en qualité-prix. La France cumule stagnation de productivité, perte de parts de marché au sein même de la zone euro (de 16 % à ≈ 11 %) et une demande privée nominale déjà atone.
En langage r-g : l’Allemagne et l’Italie peuvent encore espérer un g nominal supérieur à r via prix + volumes exportables quand le cycle mondial tourne ; la France glisse vers un g nominal limité par une demande interne bridée et une pression importée déflationniste (Chine) sur les biens échangeables.
La fiscalité renforce cet écart. La France affiche la pression la plus élevée des trois (≈ 45–46 % du PIB), loin devant l’Italie et encore davantage l’Allemagne. Avec une telle charge, l’élasticité de l’assiette aux hausses d’impôts devient faible : chaque point additionnel mord vite dans l’investissement et l’emploi qualifié.
Surtout, la composition de la dépense pèse : en France, l’endettement récent a essentiellement financé des dépenses courantes et peu d’investissements productifs, contrairement à la trajectoire allemande pré-2020 (infrastructures locales, R&D privée) et à l’Italie post-PNRR (capex public cofinancé européen). À niveau de dette comparable, un euro de dette « d’investissement » est toujours plus soutenable qu’un euro de dette « de fonctionnement ». C’est là que la soutenabilité française recule.
Le facteur politique achève la comparaison. L’Allemagne subit des tensions (frein à l’endettement, coalition fragile), mais conserve une réputation de discipline et de prévisibilité. L’Italie, malgré une dette plus lourde, bénéficie paradoxalement d’une narration plus claire : priorité au primaire, ciblage pro-PME, exécution du PNRR (même incomplète) ; les marchés « connaissent le script ». La France souffre d’une instabilité de gouvernance, d’un processus budgétaire heurté et d’un débat public polarisé sur des « impôts miracles ». La crédibilité, en macro politique, est un actif : elle fait baisser r (via la prime de risque) et remonter g (via l’investissement). C’est précisément l’actif où la France sous-performe aujourd’hui.
Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale en 2024, la France est entrée dans une phase d’instabilité chronique. Aucun gouvernement ne parvient à disposer d’une majorité stable, les budgets sont difficiles à voter et la crédibilité politique perçue par les marchés s’effrite. Le climat social est lui aussi tendu, avec une contestation récurrente et des forces politiques radicalisées qui polarisent le débat public. La dégradation récente de la note souveraine par Fitch reflète moins le niveau absolu de la dette que la crainte d’un blocage politique durable empêchant toute trajectoire crédible de redressement.
Dans les faits, les arbitrages budgétaires se résument à un dilemme insoluble : réduire les dépenses publiques au risque d’un choc social, ou augmenter les impôts au risque d’affaiblir encore la compétitivité et la croissance. Au total, l’ordre des vulnérabilités n’est pas celui des ratios de dette bruts.
Court terme : l’Allemagne est la plus sûre (banques capitalisées, dette basse), la France est en sécurité financière grâce à ses banques et aux filets européens, l’Italie reste la plus sensible aux chocs de marché.
Moyen terme : l’Italie protège sa soutenabilité par la discipline primaire et un tissu exportateur agile ; l’Allemagne par la capacité à recréer un excédent courant si sa politique d’investissement énergétique/numérique s’accélère ; la France est la plus exposée car elle cumule solde primaire insuffisant, croissance potentielle ≈ 0,5 %, fiscalité plafond et investissement productif insuffisant.
Sans correction, la France glisse vers une « crise rampante » : pas de défaut ni de crise bancaire, mais une hausse graduelle de la prime de risque, un appauvrissement relatif et une marge de manœuvre budgétaire rognée par la charge d’intérêt.
Sur le plan des mécanismes, trois verrous macro compriment la croissance potentielle. Premièrement, tant que le différentiel taux-croissance (r–g) demeure défavorable, la dette ne se stabilise qu’au prix d’excédents primaires durables, difficiles à atteindre avec des dépenses courantes rigides (retraites, santé, allocations).
L’ajustement porte alors d’abord sur l’investissement public, variable politiquement la plus aisée mais économiquement la plus coûteuse : chaque dixième de PIB d’investissement public sacrifié, s’il est maintenu, ampute des dixièmes de point la croissance tendancielle via un moindre capital par tête.
Deuxièmement, l’effet d’éviction accroît le coût du capital privé : une dette roulée à des taux plus hauts absorbe l’épargne domestique, élargit la prime de risque souveraine, tend les contraintes prudentielles des banques et assureurs détenteurs d’OAT et repousse l’investissement productif, notamment des IDE.
Troisièmement, la composition de la dépense privilégie le « protéger » au « préparer » : la sur-dépense se concentre sur la protection sociale, dont l’effet multiplicateur de long terme est faible lorsqu’elle ne renforce pas le capital humain, tandis que l’investissement d’avenir demeure sous-pondéré. Le vieillissement, en outre, rend ces postes encore plus inertes.
Ainsi, sur le plan économique, il est possible de corriger la trajectoire des finances publiques, d’autres pays l’ont fait. Sur le plan politique, c’est plus compliqué. Rares sont les représentants politiques vraiment convaincus de la nécessité de réduire l’endettement public.
Le sujet des finances publiques a été quasiment occulté de la présidentielle de 2022. Les partis ou coalitions arrivés en tête des Législatives anticipées de 2024 prévoient des mesures qui vont dans le sens de plus de déficit et de dette. Et c’est aussi le cas de celles annoncées par le parti présidentiel. Toutes les formations politiques ont bien conscience qu’il y a une dette, qu’il faut la refinancer et qu’il est nécessaire de rassurer Bruxelles et la Banque centrale européenne, pour ne pas se retrouver au pied du mur, mais personne n’est vraiment prêt à fournir des efforts.
On s’est habitué aux crises régulières qui entraînent des dépenses exceptionnelles qui ensuite restent. Plus on prend du temps à mettre les choses en ordre, plus on prend le risque d’avoir un choc brutal qui vient des marchés financiers, de nos partenaires européens ou d’ailleurs.
Le chemin de sortie est connu et, surtout, différent pour chacun. La France, elle, doit réécrire sa fonction de réaction budgétaire : ramener vite le primaire vers zéro sans matraquer l’assiette, réallouer la dépense vers capex souverain (énergie nucléaire et réseaux, défense, réindustrialisation électronique/IA, transport), sécuriser une base d’acheteurs plus domestique/UE et stabiliser la gouvernance.
Formellement, l’objectif est simple : faire passer (r–g) en territoire neutre ou négatif et pb vers 0, puis positif. Politiquement et opérationnellement, c’est le morceau difficile ; mais c’est la seule façon d’inverser la trajectoire française là où l’Italie capitalise sur sa discipline et l’Allemagne sur son appareil productif.
Ainsi, il ne faut pas confondre solvabilité et soutenabilité. La solvabilité française n’est pas en cause à court terme, les mécanismes européens et la solidité bancaire écartant tout scénario de défaut.
En revanche, la soutenabilité est menacée par un enchaînement de facteurs : une croissance potentielle trop faible, une dette alimentée par des dépenses non productives, une pression concurrentielle extérieure accrue et une instabilité politique chronique.
De plus, les acteurs des marchés financiers semblent considérer que la Banque Centrale Européenne (BCE) interviendra très probablement pour éviter un défaut de paiement de la France, ou une restructuration de ses dettes, et que les obligations de l’État seront donc honorées. En 2012, pour contrer une forte hausse des primes de risque sur les obligations publiques de plusieurs pays, la BCE a en effet créé un programme d’achat de titres publics sur le marché secondaire, appelé « Outright Monetary Transactions » (OMT), pour des quantités illimitées, qui a concrétisé le « whatever it takes » de Mario Draghi.
Les craintes des créanciers des Etats en difficulté de la zone euro se sont nettement atténuées et les primes de risque ont fortement diminué du fait même de l’existence de ce programme sans qu’il ait été mis en œuvre.
Ces achats ne peuvent concerner que des titres émis par des pays bénéficiant d’un soutien des autres membres de la zone euro dans le cadre du « mécanisme européen de stabilité » (MES). Ce « mécanisme » est un fonds doté en capital par les États de la zone euro et bénéficiant de leur garantie pour emprunter et prêter à des États en difficulté de la zone, ou à leurs établissements financiers, en contrepartie de mesures de redressement de leur économie et de leurs finances publiques.
En 2020, au début de la crise sanitaire, l’Italie a déclaré qu’elle ne passerait jamais d’accord avec le MES, mais les acteurs des marchés financiers ont été rassurés par la mise en place d’un nouveau programme massif d’achats publics, le « pandemic emergency purchase programme ». La BCE y a mis fin en 2022 et réduit désormais son stock de créances publiques pour lutter contre l’inflation.
Elle a néanmoins créé en juillet 2022 un nouvel « instrument de protection de la transmission » (IPT) de la politique monétaire dans l’ensemble de la zone euro. Il lui permet en pratique d’acheter, sans limite, des titres émis par un État confronté à une dégradation de ses conditions de financement non justifiée par les « fondamentaux » du pays.
Contrairement au programme OMT, il n’y a aucune référence au MES dans les conditions d’activation de l’IPT et la BCE pourrait être seule (sans le MES) à soutenir un pays en difficulté. Elle doit toutefois prendre en considération un ensemble de critères macroéconomiques et budgétaires pour décider d’activer l’IPT.
En particulier, le pays concerné devra avoir respecté les règles budgétaires européennes ou suivi les recommandations qui lui auront été faites par le Conseil de l’Union européenne dans le cadre de la procédure relative aux « déficits excessifs ». Il devra également avoir respecté les règles ou suivi les recommandations relatives aux « déséquilibres macroéconomiques » ou encore mis en œuvre les réformes annoncées pour bénéficier du plan de relance européen.
Surtout, la BCE tiendra compte de la soutenabilité de la dette publique en s’appuyant sur les analyses de la Commission européenne mais aussi sur celles du FMI ou d’autres institutions et, surtout, sur celles de ses propres services.
Elle se donne ainsi le pouvoir d’apprécier elle-même cette soutenabilité, indépendamment de l’avis du Conseil sur le respect des règles budgétaires. Celui-ci a en effet toujours conclu, pour des raisons politiques, que ses recommandations étaient suivies d’effet pour ne jamais sanctionner un pays. La BCE se donne ainsi un nouveau rôle de gardienne de la soutenabilité des dettes publiques.
Elle pourrait donc ne pas intervenir si la France ou un autre État de la zone euro se trouvait dans une situation financièrement insoutenable et l’obliger ainsi à prendre des mesures drastiques pour éviter la cessation de paiement, sous la supervision du MES, voire du FMI.
Certains acteurs des marchés financiers considèrent aussi que la BCE ne laissera jamais un grand État de la zone euro aller jusqu’à un défaut de paiement, même s’il ne fait aucun effort pour redresser ses comptes publics, car les effets sur les économies de l’ensemble de la zone pourraient être dévastateurs et elle ne peut pas en prendre la responsabilité.
Or la sauvegarde de la zone euro, qui pourrait être mise en danger dans ces conditions, est implicitement dans le mandat de la BCE, ce que certains de ses dirigeants ont exprimé.
La France, l’Italie et l’Espagne, voire des pays moins grands, sont « too big to fail », surtout dans le contexte géopolitique actuel : la BCE ne peut pas prendre la responsabilité d’une grave crise financière tant que la sécurité de l’Europe n’est pas assurée. Elle sera toutefois, à plus ou moins long terme, confrontée à un dilemme car, si les pays de la zone euro et les acteurs des marchés financiers en sont convaincus, les premiers peuvent s’endetter sans limite et les seconds ne jamais s’en inquiéter.
Or la BCE ne peut pas non plus accepter une telle dérive des finances publiques de certains pays de la zone euro car elle risque d’avoir des effets inflationnistes que son mandat lui impose de combattre. En questionnant la constitutionnalité de certains programmes d’achats de titres publics par la Bundesbank pour le compte de la BCE, la Cour suprême de Karlsruhe a d’ailleurs laissé entendre que, selon elle, les traités n’autorisent pas la BCE à tout faire pour défendre l’euro.
Surtout, on ne peut pas exclure l’arrivée au pouvoir, dans des pays du nord de l’Europe, de partis populistes mettant en avant des slogans tels que « nous ne voulons plus payer pour les autres pays de la zone euro » ou « la BCE est incapable de contenir l’inflation car elle dépend trop des pays dépensiers ».
Aucune zone monétaire n’est éternelle et la zone euro pourrait disparaître, par exemple parce qu’un pays du nord ou du centre de l’Europe déciderait de retrouver une monnaie forte et qu’il serait suivi par d’autres. La BCE doit tenir compte de cet autre risque existentiel pour la zone. On peut envisager qu’elle laisse monter la prime de risque d’un pays dont la dette est hors de contrôle pour faire pression sur lui et éviter une intervention sans contrepartie qui serait un mauvais exemple pour les autres pays.
Toutefois, si ce pays ne prend pas les mesures nécessaires pour stabiliser sa dette, la hausse de son taux d’intérêt accroîtrait l’effort de redressement nécessaire et reporterait seulement à plus tard la réponse au dilemme de la BCE : laisser ce pays faire défaut et risquer une crise immédiate ou intervenir pour éviter un défaut de paiement et risquer un dérapage de l’inflation, voire l’explosion à terme de la zone euro.
En tout état de cause, nous mettons notre souveraineté en jeu en laissant notre dette publique hors de contrôle car notre avenir dépendra de décisions qui seront prises à Francfort.
Si la France ne parvient pas à réorienter son endettement vers des investissements stratégiques (défense, énergie, numérique, infrastructures) et à restaurer la crédibilité de sa gouvernance budgétaire, elle risque de s’enfermer dans une « crise rampante » : pas de défaut brutal, mais un appauvrissement relatif continu par rapport à ses partenaires européens et une exposition croissante aux aléas de marché.