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La théorie financière classique fonctionne à partir de 3 hypothèses
implicites : « la rationalité économique » des acteurs ; l'absence de délit
d'initié ; le bon fonctionnement de la gouvernance d'entreprise (donc du
contrôle des dirigeants), grâce aux administrateurs indépendants. Il est donc
intéressant de questionner la réalité (ou la fiction) de ces 3 hypothèses.
1) La rationalité « économique » des acteurs financiers
Les économistes libéraux stipulent que les acteurs financiers prennent leur
décision d'une façon rationnelle, l'hypothèse retenue étant celle d'une «
maximisation des profits ». Or, on sait aujourd'hui que la réalité des marchés
est différente : la dimension psychologique est importante : ainsi, il n'y a pas
de symétrie de comportement pour des gains et de pertes d'un même montant ;
l'aversion au risque n'est pas forcément proportionnelle et stable dans le temps
! Les « mouvements de foule » (en anglais, « herding ») sont essentiels : mieux
vaut avoir tort avec tout le monde que raison seul. D'où le développement récent
de la « théorie des jeux » qui trouve de nombreuses applications en finance de
marché.
Autre illustration patente : le « chartisme ». Beaucoup d'analystes pensent que
des configurations de courbes passées se reproduiront à l'avenir ; d'où la mise
en évidence « de seuils de résistance » ou « de soutien « qui attribuent des
valeurs quasi-sacrées à des niveaux de cours historiquement marquants (par
exemple, le seuil de 3780 pour le CAC 40). Dans cette démarche, « les
fondamentaux » des entreprises ne sont pas pris en considération dans la
prévision des cours, ce qui est pour le moins étrange. Les néo-libéraux
considèrent « le chartisme » et « l'analyse technique » en général, comme une
forme de « fétichisme » des chiffres et pourtant de plus en plus de « traders »
y attachent une grande importance et ajustent leur prise de décision en fonction
de ces graphiques.
2) Le rôle prépondérant joué par les administrateurs « indépendants » dans les
conseils d'administration
Ceux-ci sont censés être les garants de la bonne gouvernance des entreprises :
ils agiraient pour le compte (et les intérêts) des actionnaires.
Déjà la notion d'indépendance « prête à confusion » : ce n'est pas parce qu'un
administrateur n'a aucun lien avec l'entreprise qu'il supervise qu'il est
réellement indépendant ! Cette vision fait fi de la dimension sociologique :
beaucoup d'administrateurs appartiennent à une élite auto-entretenue, où ses
membres se côtoient à longueur d'années dans les colloques, les réunions
mondaines, les cercles divers. Il y a souvent des nominations « réciproques » :
un administrateur de la société A est nommé parce qu'il est PDG de la société B,
donc censé être compétent, mais on s'aperçoit alors que le PDG de la société A
est comme par hasard, déjà administrateur de la société B !
En outre, les jetons de présence sont à la hausse : ils ont quasiment doublé
pour les sociétés du CAC 40 depuis 5 ans. Conserver cette sinécure confortable
peut être aussi une motivation, humaine, de l'administrateur, dit indépendant,
l'amenant de ce fait à caresser la direction de l'entreprise « dans le sens du
poil ». D'ailleurs on constate qu'il y a très peu de démissions
d'administrateurs indépendants, pour cause d'antagonisme avec la direction de
l'entreprise !
3) Le « mythe » de la « muraille de Chine »
Il faudrait croire qu'un dirigeant d'entreprise connaissant des informations
privilégiées sur l'évolution de sa société, s'interdirait d'en faire un usage
personnel ou d'en faire bénéficier des proches. Sans vouloir revenir sur des
affaires jugées, telles qu'E.A.D.S, on peut rester cependant sceptique sur ce
principe, qui de nouveau ignore les dimensions psychologiques et sociologiques
des marchés.
Il en est de même dans le secteur bancaire. Même s'il existe des procédures
précises et vérifiables de séparation des activités de « trading » et de «
selling », « la muraille de Chine » peut facilement être ébréchée, parfois même
involontairement, du fait de la proximité géographique des intervenants et de
leur participation aux mêmes cercles. On pourrait également évoquer le rôle joué
par Goldman Sachs en Grèce : conseiller d'abord, puis « trader » ensuite, pour
son plus grand profit. De plus, l'existence d'internet et l'accélération des
transactions rendent les contrôles beaucoup plus difficiles à exercer. Il faut
savoir que deux tiers des transactions boursières US et un tiers des ordres
européens font l'objet d'opérations extrêmement rapides (« flash trading » ou «
high frequency trading »). Obtenir une information privilégiée quelques secondes
avant ses concurrents devient un avantage capital !
Toutes ses illustrations indiquent bien qu'il est temps de repenser la théorie
financière, afin d'intégrer ces nouvelles dimensions. Certains théoriciens ont
voulu faire de la finance une science « exacte » (une science « dure »), mais
c'est faire peu de cas du réalisme des marchés, qui se vengent en infirmant les
beaux principes, algorithmes et autres finesses exposés dans les manuels de
finance depuis plusieurs décennies.
Bernard MAROIS
Professeur Emérite HEC PARIS
Président du Club Finance HEC