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Régulation de l'économie : qu'est-ce que cela veut dire ?
La semaine dernière, nous examinions le rôle de l'état régalien
dans la société en général et dans la "régulation" de l'économie et de la
finance en particulier. Mais, comme nous l'avons entrevu, il y a bien d'autres
raisons que l'état s'est donné pour intervenir dans l'économie. Et le moins que
l'on puisse dire est que les hommes de l'état ne manquent pas d'imagination pour
s'en inventer de nouvelles.
Quels sont les principes qui guident l'état en matière de régulation économique
? Sont ils complémentaires de l'action privée ? Ou antagonistes ? Peut-il
exister plusieurs philosophies de la régulation ? Les politiques de l'état en la
matière sont elles cohérentes ? Quels effets en attendre ?
Quels sont les sortes de "régulations" existantes de l'économie ?
Le terme "régulation" fait partie de ces mots qui sont répétés dans maints
articles sans être jamais explicités, mais qui peuvent avoir des sens différents
selon le contexte. En outre, le mot français et le mot anglais sont de faux
amis, le terme français suggérant une action physique de maintient d'un flux
constant, alors que le terme anglais suggère une législation. Cependant, et de
plus en plus, "régulation" en français est utilisé comme un terme législatif à
la place de réglementation. Enfin et plus rarement, l'intervention directe de
l'état dans un domaine peut être qualifiée de "régulation" par certains auteurs.
A l'opposé, les libéraux évoquent souvent la "régulation" par le marché, parfois
l'auto-régulation, lesquels évoquent plutôt des ajustements entre offre et
demande, ou l'élimination des mauvais acteurs de marché.
Il convient de mettre un peu d'ordre et de grouper en familles logiques ces
différentes "régulations", sans comparaison ni jugement de valeur pour le
moment.
Régulations étatiques
Lorsque l'état (au sens large. Comprendre : "les pouvoirs publics") intervient
dans un domaine d'activité, il peut le faire de différentes façons :
- Curative : traditionnellement, cela recouvre la litigation des conflits et des
violations de la loi par la justice, ou encore l'injection d'argent pour réparer
des dégâts causés par une suite d'événements non désirables et mal prévus.
- Préventive (législative, réglementaire, normative...) : de par la loi, la
norme ou le règlement, l'état peut autoriser ou interdire à l'action
individuelle de sortir d'un cadre prédéfini antérieurement à la survenance de
désordres. L'état peut en outre être partie prenante du contrôle de la bonne
application des lois par des services d'inspection. Les autorités de marché
(tels que la SEC aux USA, ou l'AMF en France) et leur action se situent
clairement dans cette famille d'interventions.
- Comportementale : par la subvention ou l'impôt, l'état peut tenter de
favoriser certains comportements des agents économiques. Ces subventions et
taxes peuvent être parfois visibles, parfois plus sournoises.
- Protectrice : l'état peut "protéger" certains acteurs de l'économie, soit en
renchérissant le coût des produits concurrents (douanes, normalisation
"orientée"), soit en garantissant des monopoles ou des oligopoles privés, avec
ou sans contrepartie. Les agences de notation, véritable oligopole de fait,
obéissent à ce schéma. Fannie Mae ou la caisse des dépôts aussi. Sans parler de
la FED, monstre juridique privé à la base mais sous totale protection des
pouvoirs publics.
- Monopolistique : l'état peut se substituer à l'initiative privée en opérant
lui même certaines activités. Plutôt que de "régulation", il faut ici parler
d'éviction de l'activité privée.
Régulations privées, régulations par le marché
La prévention des désordres ou risques de désordres consubstantiels à l'activité
privée est confiée à plusieurs mécanismes distincts, de nature préventive ou
curative. Si l'on s'en tient au coeur de sujet de cet article, à savoir la
régulation de la sphère financière, on peut distinguer :
- L'éducation, l'apprentissage : les essais et erreurs individuelles, et la
publicité qui leur est faite, contribuent à développer un savoir permettant de
déterminer de bonnes et moins bonnes pratiques dans la conduite des affaires.
- La standardisation permet de comparer l'action ou la production de divers
agents économiques selon des critères communs, et aussi plusieurs productions
d'entreprises différentes d'interagir. Les normes comptables appartiennent à
cette famille d'interventions.
- L'information économique permet aux différents acteurs susceptible de
contractualiser une relation de déterminer l'opportunité et les conditions de
gestion des risques liés à chaque contrat. Ainsi, une entreprise qui se
fragilise, si elle ne peut le dissimuler, obtiendra de moins bonnes conditions
de paiement de ses fournisseurs, de moins bon taux d'intérêts de la part des
banquiers...
- La litigation peut, éventuellement, être le fait d'arbitrages privés. Les
conditions du succès de tels arbitrages sont multiples.
- Les procédures de faillite et de liquidation sont l'outil ultime de
reconnaissance d'éventuels échecs de l'initiative privée. Ce dernier point
aurait pu également être inclus dans les régulations d'ordre public,
l'insolvabilité impliquant souvent le non respect d'engagements induisant la
possibilité d'une intervention d'un tribunal.
Naturellement, la barrière entre régulations publiques et privées n'est pas
toujours claire. Une activité économique libre, au sens de la relative présence
de concurrence, peut n'en être pas moins encadrée par des lois. Une norme
définie par certains professionnels peut être rendue obligatoire par le
législateur. Et ainsi de suite.
A ce stade, et si nous acceptons la prémisse que nous nous situons dans une
économie de marché, où la base du fonctionnement de la société est une économie
fondée sur l'initiative individuelle et l'échange librement consenti, alors nous
pouvons poser le principe que les modes de régulation privés sont toujours
possibles, puisqu'ils relèvent d'une logique de marché, et la question qui se
pose à nous est de savoir quel est leur domaine d'efficacité, si certaines
régulations étatiques peuvent améliorer le fonctionnement global de l'économie,
ou si au contraire certaines interventions publiques peuvent nuire au bon
fonctionnement des instruments de régulation privée.
L'objet régulé : l'échange
La base de l'économie a de tout temps été l'échange. Dès que les humains ont
compris qu'il était de leur intérêt de diviser les tâches productives au sein
d'un groupe pour améliorer les conditions de vie du groupe, la nécessité de
l'échange s'est imposée. Même dans les économies les moins libérales, l'échange
a toujours joué un rôle. Selon les sociétés, l'échange a oscillé du plus libre
au plus encadré par les pouvoirs en place. Mais la base de la survie, de la vie
et de l'accomplissement des êtres humains repose sur leurs capacités à échanger.
Aujourd'hui, il n'est plus guère d'économiste sérieux ou de politicien qui ose
encore affirmer que des échanges totalement planifiés par la puissance publique
soient une bonne chose. En revanche, nombreux sont ceux qui pensent qu'un
certain niveau d'intervention de l'état - "état" au sens large, pris comme
l'ensemble des pouvoirs publics locaux, nationaux, et pourquoi pas, demain,
mondiaux - est nécessaire, pour corriger certains dysfonctionnement résultants,
selon eux, des échanges libres.
Réguler l'économie signifie donc, à la base, intervenir dans les échanges, c'est
à dire modifier le périmètre et le résultat final qui aurait résulté d'échanges
sans la moindre intervention.
Une notion importante : l'équilibre dynamique de l'échange
La caractéristique de l'échange libre est d'être perçu comme gagnant
pour les deux parties au moment de l'échange, sans quoi au moins une
des deux parties ne l'entreprendrait pas. Lorsque vous échangez, par exemple,
une automobile contre une certaine somme d'argent, vous estimez que la mobilité
- et l'affichage d'un certain statut social - que vous donnera l'automobile
pendant une certaine durée a plus de valeur que l'argent que vous lâchez dans la
transaction, alors que le concessionnaire automobile, qui à titre personnel n'a
pas d'usage valable des cinquante voitures sur son parking, est à l'évidence
plus intéressé par l'argent qu'il en retire, qui lui permettra de réaliser
d'autres échanges qui lui seront utiles.
Il est à première vue délicat d'employer le terme d'équilibre pour qualifier ces
échanges, le terme d'échange "équilibré" ayant été déjà utilisé dans un autre
sens et un autre contexte par d'autres économistes, et étant souvent utilisé à
tort par les adeptes d'un fort interventionnisme pour disqualifier, bien à tort,
les idées libérales, en ce sens que "l'équilibre de l'échange" induirait que si
une personne réalise un gain, c'est que l'autre réalise nécessairement une
perte. Cette vision "statique" de l'équilibre économique des échanges est
naturellement un non-sens.
Cet échange libre et dualement gagnant est "équilibré", non pas "statiquement"
en terme de "valeurs échangées", mais il s'agit d'un équilibre dynamique, tel
celui d'une bicyclette en mouvement, en ce sens que les deux acteurs de
l'échange réalisent un gain, ce qui leur permet de continuer à s'inscrire dans
d'autres opérations d'échange, elles mêmes gagnantes, et ainsi de suite. Tant
que vos échanges sont gagnants, en quelque sorte, vous pouvez continuer à
pédaler pour maintenir le vélo de votre ménage, de votre entreprise, et au final
de votre économie en équilibre dynamique.
Si tous les échanges librement consentis étaient ainsi dualement gagnants,
l'économie serait "dynamiquement équilibrée", tous les individus accroissant
leur gain indéfiniment et ne risquant donc pas de rupture dans leur capacité à
échanger. L'ensemble des agents économiques constituerait un peloton tranquille,
d'où certes s'échapperaient certains coureurs plus agiles que leurs concurrents,
mais qui permettrait à tout le monde de rallier la ligne d'arrivée en bonne
santé. De faillites, de ruptures, nous n'entendrions jamais parler.
Malheureusement, tous les échanges, même librement consentis, ne sont pas
dualement gagnants, et c'est là une notion essentielle. "L'échange libre
est perçu comme gagnant par ses participants au moment ou il est entrepris",
ce qui n'est pas tout à fait la même chose, et encore la notion de gain doit
elle s'envisager sur la durée attendue des effets de l'échange. Mais
tous les échanges ne se révèlent pas gagnants sur cette durée attendue.
Autrement dit, un échange espéré "gagnant" par au moins un des participants peu
se révéler "perdant" à terme.
Tout échange repose sur une estimation d'un gain. Mais que cette estimation soit
erronée et le gain peut devenir perte.
Et lorsqu'une des parties prenantes de l'échange ne réalise pas le gain attendu,
alors l'équilibre dynamique de l'échange est rompu. Toute la question est alors
de savoir si, tel un cycliste en peloton, l'agent économique affecté par la
perte pourra digérer sa perte, et donc "rétablir l'équilibre", ou s'il tombera.
Et dans ce cas, dans sa chute, sera-t-il seul, ou entrainera-t-il quelques
compagnons de route, ou provoquera-t-il un accident affectant l'ensemble du
peloton ? Dans ce dernier cas, s'il existe, le terme de "risque systémique"
pourra être employé.
Les causes de la rupture de l'équilibre dynamique des échanges
Les trois principales causes qui peuvent transformer un échange gagnant-gagnant
en échange gagnant-perdant, voire perdant-perdant, sont, par ordre croissant
d'intervention humaine, la pure malchance, l'erreur de jugement et la
malhonnêteté.
Point n'est besoin de trop développer la question de la malchance. Vous vous
engagez à fournir un travail pour un employeur contre un salaire qui vous
convient. Las, une maladie vous empêche de réaliser votre part du contrat,
occasionnant une perte sèche de revenu pour vous et une perte de production pour
l'employeur. La voiture que vous venez d'acheter tombe en panne le lendemain de
sa fin de période de garantie, cela arrive à une voiture sur 1000 chez ce
constructeur. La foudre s'abat sur votre maison quelque jours après son achat.
Etc...
Les réponses privées face à la malchance sont connues depuis longtemps.
Tout d'abord, des choix de vie limitant l'occurrence d'un risque sont
préférables à ceux qui les multiplient. Si vous avez le choix, mieux vaut ne pas
fumer, si votre objectif est de réduire votre risque d'occurrence d'un accident
vasculaire. Mieux vaut si on le peut éviter de construire sa maison en zone
fortement inondable ou dans un couloir d'avalanches. Pratiquer l'adultère
régulier sans préservatif vous expose aux maladies vénériennes. Etc.
Si le risque ne peut être totalement évacué, des moyens de protection
techniques, lorsqu'ils existent, un vaccin, un paratonnerre, une maison
surélevée ou avec des ouvertures basses étanches, permettent de se prémunir
contre de tels tourments. Ainsi, le progrès technique a permis à un pays comme
le Japon de gérer avec une relative sérénité le risque sismique, inévitable dans
l'archipel et omniprésent dans les lois et normes encadrant l'activité du pays,
alors que des tremblements de terre d'intensité bien moindre provoquent des
dégâts parfois dramatiques dans des pays plus pauvres et moins bien préparés.
D'autre part, des assurances et des garanties permettent, contre versement d'une
prime correspondant à une fraction du préjudice possible, d'obtenir une
compensation lorsque le risque assuré se matérialise. En contrepartie,
l'assureur peut vous contraindre à respecter certaines obligations.
Inutile de trop s'appesantir. L'erreur de jugement est un facteur bien plus
important que la malchance dans la déstabilisation des échanges.
L'erreur de jugement est celle qui fait, par exemple, qu'un entrepreneur se
méprend sur le potentiel de revenus de son entreprise. Entreprendre est un acte
hautement spéculatif, au sens originel du terme, et il arrive chaque jour que
des entreprises voient leurs ventes inférieures à ce qu'elles espéraient, ou des
coûts de production se révéler supérieurs à leurs attentes. Or, l'entrepreneur,
pour pouvoir échanger avec des clients potentiels, s'est engagés préalablement
dans de nombreux autres échanges, avec des fournisseurs, des salariés, des
financeurs, et se retrouve donc, du fait de son erreur de jugement, dans la
situation de voir les échanges dans lesquels il est engagé se révéler
globalement perdants.
Ce déséquilibre peut en entraîner d'autres : si la perte est trop importante,
des fournisseurs peuvent ne plus être payés, et à leur tour mettre en défaut
leurs propres fournisseurs et ainsi de suite. Des salariés peuvent ne plus
recevoir de salaire et ne plus pouvoir honorer leurs propres engagements
contractuels : crédits, loyers, factures, etc...
Petit retour en arrière sur la malhonnêteté : elle est, finalement, un
prolongement immoral de l'erreur de jugement : un des deux participants de
l'échange peut être trompé ou volé par l'autre. Par extension, le vol (sans
"échange"), et sa cousine l'extorsion, peuvent être considérés comme une forme
ultime d' "échange" malhonnête, le volé perdant tout et recevant en échange une
valeur zéro, voire des coûts additionnels sous forme de blessures physiques.
Dans ce cas comme dans celui de l'erreur de jugement, il y a au moins un
perdant, voire deux. Dans les deux cas, les conséquences d'un déséquilibre
dynamique dans un échange peuvent se diffuser en chaîne et provoquer d'autres
déséquilibres dynamiques dont la répétition peut se révéler catastrophique.
Par contre, la différence majeure entre l'erreur de jugement et la malhonnêteté
est que dans le premier cas, les échanges consentis sont restés libres, mais que
dans l'autre cas, l'échange a été obtenu par violation, directe ou sournoise, du
libre consentement d'un des participants. Quelque part, la malhonnêteté et
l'habilité de l'escroc sont la malchance de sa victime.
Tout cela pour dire que la séparation entre ces trois sources de déséquilibres
n'est pas toujours nette. Mais pour la suite, nous nous en tiendrons à l'erreur
de jugement comme cause majeure de rupture de la dynamique de l'échange.
Pourquoi réguler ? La régulation comme rétroaction des déséquilibres.
A ce stade, nous pouvons commencer à ébaucher une liste des objectifs possibles
de la régulation, sans nous prononcer pour l'instant sur la pertinence de ces
objectifs.
La régulation économique, quels que soient ses mécanismes, se donne donc, parmi
ses objectifs, celui de tendre vers un monde où tous les échanges seraient
gagnants-gagnants, ce qui serait un gage d'équilibre dynamique général des
sociétés, autrement dit, d'enrichissement perpétuel de l'ensemble de ses
membres.
La régulation peut donc avoir pour objectif :
• soit d'empêcher que les ruptures de l'équilibre dynamique ne se produisent,
• soit que les inévitables ruptures qui se produisent à un moment donné ne se
transmettent pas de proche en proche à des tiers non responsables du
déséquilibre initial et qui en subiraient les conséquences, évitant ainsi tout
risque de rupture globale de l'économie.
Bref, les régulations peuvent avoir pour but, non forcément exclusifs l'un de
l'autre, soit de prévenir les déséquilibres dynamiques, soit de rétro-équilibrer
les systèmes d'échange dans lesquels un déséquilibre survient, de façon à éviter
une propagation incontrôlée des déséquilibres pouvant menacer le système.
Par analogie avec les sciences physiques, nous dirons que la régulation doit
opérer comme une force de "rétroaction correctrice"
(académiquement, on parle plutôt de rétroaction négative) des
déséquilibres. Si les déséquilibres locaux d'un système entraînent sa chute,
alors le système subira au contraire des "rétroactions positives",
ce que le langage courant traduira par "emballement fatal", "réaction en
chaîne", "cercle vicieux", ou "risque systémique".
Un balancier est l'archétype du système équilibré : si le vent fait bouger le
poids au bout de la corde, la force de gravité tend à ramener ce poids à la
verticale. De même, un navire est naturellement équilibré lorsque son centre de
gravité est situé plus bas que son centre de poussée d'Archimède : une vague
transversale, sauf véritable tsunami, ne pourra le renverser. En revanche, si
cette règle de conception n'est pas respectée, la plus petite vague pourra le
retourner comme une crêpe, la nouvelle position d'équilibre atteinte se révélant
fort problématique pour la survie des passagers ! Sur Terre, un système "non
équilibré" finit donc par parvenir tout de même à un état d'équilibre, mais
différent de l'équilibre initial, et souvent impropre à la poursuite du bon
fonctionnement du système.
La régulation financière et économique peut donc être perçue comme l'ensemble
des mécanismes qui tendent à maintenir le paquebot de l'économie, c'est à dire
l'agrégation de tous les échanges, en équilibre dynamique même lorsque que
quelques vagues viennent le contrarier.
La régulation comme outil de maintien de l'équilibre dynamique global des
échanges peut donc se donner pour but - sans présumer de la pertinence de ce but
- soit d'empêcher, soit de corriger les effets des vagues perturbatrices que
sont la malchance, de l'erreur de jugement, ou de la malhonnêteté.
Si ces deux objectifs ne peuvent être atteints, elle doit se donner comme but
ultime d'éviter que la propagation des effets de ces vagues perturbatrices
n'entraîne un emballement fatal, un "risque systémique", provoquant tant de
ruptures de cet équilibre que trop de personnes ne puissent s'inscrire dans un
réseau d'échanges dynamiques, ce qui signifie en clair que les moyens de survie
d'une large partie de la population ne seraient plus assurés.
Pourquoi réguler ? la régulation comme outil de modification du résultat
de l'échange
Mais il existe encore d'autres objectifs que certains ont affectés à la
régulation, qui sortent du champ de la simple nécessité de rétroaction
correctrice des déséquilibres. Ces objectifs, comme nous allons le voir, ne sont
que la continuation de la prédation par des moyens détournés.
"Obtenir plus en donnant moins" : la régulation clientéliste
L'échange libre est perçu comme gagnant par les deux parties, soit. Mais la
psychologie humaine fait que certains voudraient gagner un peu plus, en donnant
un peu moins. Du côté de l'offre, arriver à fournir à l'acheteur le produit
qu'il veut au prix qu'il veut tout en permettant au producteur de vivre n'est
pas facile tous les jours, surtout avec ces nouveaux concurrents qui innovent
sans arrêt, nous obligeant à ne jamais nous reposer sur nos lauriers. Du côté de
la demande, si l'on pouvait forcer certains fournisseurs à vendre moins cher ?
Certains employeurs à payer mieux ?
Bref, tout échange, fut il dualement gagnant, porte en germe la possible
frustration d'une des parties. Pour simplifier, il existe une zone de
prix dans laquelle l'échange ne sera jamais entrepris, parce qu'une des deux
parties sera insatisfaite. Mais il existe une zone de prix dans laquelle les
deux parties concluront le deal "à défaut de mieux", mais où l'un des deux
acteurs ressentira une frustration : le vendeur, s'il a été obligé d'accepter un
prix très bas, ou l'acheteur, s'il n'a finalement pas trouvé d'offre à un prix
qu'il aurait jugé 100% satisfaisant.
Il existe donc une tentation de trouver des moyens de réduire la frustration de
l'échange. Un de ces moyens est de faire appel à un troisième participant,
l'état, et derrière l'état, le contribuable, en assortissant l'échange de
subventions. Dans ce cas, les deux participants de l'échange s'imaginent être
gagnants, jusqu'à ce qu'ils reçoivent leur feuille d'impôts, mais peut-être
n'établiront-ils pas la relation. Le second moyen est de limiter la possibilité
de négociation d'une des parties pour favoriser l'autre, soit en faisant adopter
par le législateur des textes limitant la concurrence (pour les offreurs) ou la
marge de négociation du vendeur (pour les acheteurs).
En France, les subventions et lois de ce type sont légion : primes à la casse
pour l'automobile, remise fiscale pour certains travaux dans les logements ou
certains investissements, subventions directes ou sournoises à certains types
d'entreprises, numerus clausus, salaire minimal, barrières douanières, lois
d'encadrement des centrales d'achat, et demain encadrement des bonus, etc...
Ces réglementations, que l'on qualifiera de "clientélistes",
ont pour objectif de prévenir ou répondre à la frustration des clientèles
électoralement influentes. Elles ont systématiquement pour effet corolaire de
faire perdre soit au contribuable, soit à un des participants de l'échange, ce
que gagne l'autre partie prenante. Souvent promulguées sous prétexte de
"rétablir" un prétendu "équilibre" des échanges, le terme d'équilibre étant
alors improprement considéré au sens statique, elles se révèlent en fait
par nature constituer une source de déséquilibre de la dynamique des échanges.
Autrement dit, si l'état prétend à la fois par la régulation empêcher ou
contenir les déséquilibres dynamiques, tout en réduisant les frustrations de
certaines clientèles, il poursuit deux lièvres antagonistes ! Pour reprendre la
métaphore cycliste, il se donne pour mission de maintenir les coureurs du
peloton debout, mais en lestant les bicyclettes d'un poids latéral.
Modifier le résultat global de l'échange
Le second objectif souvent assigné à l'intervention publique est de modifier la
répartition globale des gains nés de l'échange libre.
Dans toute économie de l'échange, certains se distinguent mieux que d'autres, ce
qui engendre des inégalités matérielles. Toute analyse d'une situation suppose
une confrontation de données (un constat d'inégalités, un écart de revenu entre
telle tranche et telle tranche de la population) avec un système de valeurs.
Pour certains, l'inégalité matérielle n'est pas un problème tant qu'elle est le
résultat d'échanges librement consentis sans tricherie. Pour d'autres, elle est
un problème insupportable.
Pour la grande majorité, elle est inévitable, mais s'il est possible de faire en
sorte que les moins favorisés par le résultat de l'échange soient aidés par ceux
qui le sont plus (et surtout par... "les autres"), alors la possibilité doit
être explorée. Aussi existe-t-il une demande politique de "réduction des
inégalités", c'est à dire de modification par la contrainte du résultat global
de l'échange. Cette modification peut être marginale (modèles peu redistributifs
visant à asssurer un "filet de protection" aux moins chanceux) ou importante
(politique fiscale et sociale visant une très forte réduction de l'écart de
revenus).
Cette intervention est donc redistributrice. Si cette redistribution se borne à
"désolvabiliser" marginalement certains revenus par le haut pour
"resolvabiliser" certains revenus par le bas, sans autre distinction que les
revenus initiaux, on peut accepter pour prémisse qu'elle ne perturbe aucun
échange. On peut faire d'autres griefs à ces politiques, mais pas celui là.
Ainsi, par exemple, les propositions de "revenu universel" ou assimilées ("filet
de sécurité") prônées par certains partis, y compris libéraux, entrent dans ce
champ, à partir du moment où aucune considération catégorielle ou sectorielle ne
vient créer une privilégiature pour quelques uns, financée par d'autres.
Derrière l'illusion universelle, le piège clientéliste
En revanche, des lois protectionnistes, ou de fixation de salaire minimum, qui
se veulent universelles mais qui opèrent une distorsion de la capacité de
certains acteurs de s'engager dans un échange durablement gagnant, sont
déstabilisatrices de l'équilibre dynamique des échanges. En rendant plus
difficile l'occurrence d'un gain pour au moins une des parties, elles réduisent
les opportunités d'échanges dualement gagnants, donc la taille de l'économie, et
augmentent les probabilités d'échec des échanges tout de même entrepris, donc
l'instabilité économique.
Ajoutons que toute politique de modification "globale" des résultats de
l'échange libre porte en germe la promulgation de régulations clientélistes.
Mettons nous à la place de celui qui veut "obtenir plus en donnant moins" : ne
pourrait il pas utiliser son influence, s'il appartient à un groupe de pression
capable de peser sur le débat public, pour être, à titre personnel, bénéficiaire
net des effets de cette redistribution, même si la pure arithmétique ne l'aurait
pas classé dans la liste des bénéficiaires "normaux" de la redistribution ?
S'il pouvait toucher des subventions, mais faire payer les impôts afférents par
d'autres, s'il pouvait forcer son prix à l'acheteur, sans être lui même
contraint de se fournir à prix contraints, que la vie serait plus facile...
Aussi toute politique de "modification globale des résultats de
l'échange" porte en germe l'intrusion de la régulation clientéliste,
donc du déséquilibre de la dynamique des échanges.
La correction de ses déséquilibres dynamiques d'une part, et la modification des
résultats de l'échange d'autre part, sont donc par nature deux objectifs
antinomiques.
Toutes les interventions visant à redistribuer la richesse ne pouvant être
politiquement exclues dans le monde réel, elles devraient pour le moins se
donner pour objectif soit de favoriser la redistribution volontaire privée, sous
forme caritative ou par le biais de sociétés privées de secours mutuel ou
d'assurance, par exemple, ou bien s'en tenir à des interventions à
caractère universel, excluant toute disposition clientéliste, toute
limitation sectorielle.
C'est la différence notable observée par l'économiste Pierre Cahuc entre les
modèles "sociaux" nordiques et le modèle Français : les premiers, parce que plus
universels dans leurs conditions d'accès, et bien moins enclins que chez nous à
la ségrégation catégorielle, sont beaucoup mieux acceptés par la population,
entrainent moins de situations conflictuelles, et semblent obtenir de meilleurs
résultats, tant en terme de maintien de la capacité d'échanger des plus pauvres
que de niveau de vie global, que notre modèle social ultra-clientéliste, où les
"acquis sociaux" de quelques uns sont lourdement facturés à l'immense majorité.
Incompatiblité entre différentes philosophies de la régulation
A ce stade, nous pouvons d'ores et déjà conclure que lorsque l'état veut, pour
des raisons compassionnelles ou clientélistes, ajouter comme objectifs de sa
régulation une modification du résultat économique de l'échange libre, en terme
de répartition matérielle de la richesse entre les participants, il contribue en
fait à ajouter des sources de déséquilibre à ces échanges, donc il fragilise
certains participants.
Les régulations à finalité de "stabilisation" de l'économie d'une part, et
celles visant à "modifier le résultat" d'une dynamique des échanges libres
d'autre part, sont donc par nature antagonistes.
Or, l'état tend, à chaque cycle électoral, à changer de philosophie régulatrice
comme de chemise. Mais il n'abroge jamais totalement les lois existantes. Il les
modifie, en ajoute de nouvelles, mais en supprime peu. Il résulte de cette façon
de produire du droit que les textes fixant ses modalités d'intervention dans
l'économie ne présentent aucune cohérence philosophique au fur et à mesure que
la société évolue. Les lois visant à "redistribuer", à "protéger", à "encadrer"
l'échange se télescopent donc joyeusement avec celles supposées éviter que trop
d'entreprises ne puissent, à un moment donné, défaillir.
Il apparaît donc que cet empilement progressif de lois visant successivement à
la stabilisation de l'économie, comme les régulations bancaires ou la création
d'un médiateur du crédit, puis à répondre aux aspirations "sociales" et le plus
souvent clientélistes de l'électorat, conduit à fragiliser l'économie dans son
ensemble, en rendant plus difficile le respect de la condition d'équilibre
dynamique - le double gain sur la durée totale attendue des effets de l'échange
- par chaque participant.
"Incohérence déstabilisatrice"
Un exemple concret : l'évolution de la législation bancaire aux USA est la
meilleure illustration de ce phénomène de déstabilisation par l'empilement
historique d'incohérences législatives. En résumé, le législateur a d'abord,
entre 1927 et 1935, voté trois lois rendant de facto quasi impossibles le
financement privé du crédit immobilier, puis il a créé un monstre juridique
public (Fannie Mae) pour faire ce qu'il avait interdit aux banques, puis il l'a
privatisé, lui a créé un clone (Freddie Mac), mais sous un statut obligeant ces
sociétés à s'engager dans des opérations de modification à grande échelle de
leur dynamique des échanges, en les obligeant à accepter des pourcentages
croissants de dossiers "de basse qualité". Puis il a abrogé certaines lois de la
période 27-35 mais sans toucher aux deux monstres nés des effets pervers de ces
lois, tout en assortissant la "libéralisation" de conditions (le CRA) qui ont
conduit les banques voulant profiter des potentialités de cette libéralisation
d'adopter une gestion de leurs échanges avec leurs clients dangereusement
déstabilisatrice de leur équilibre dynamique.
Et boum ! Les banques ne pouvaient plus s'inscrire dans une dynamique gagnante
sur le long terme avec de tels boulets législatifs attachés à leur activité. Et
la chute de quelques uns de ces grands établissements emblématiques nous a fait
entrer dans la période d'instabilité économique la plus grave de l'histoire
récente, et ce bien que les banques étaient censées constituer un écosystème sûr
grâce aux régulations de Bâle, lesquelles se sont révélées
aussi efficaces que la ligne Maginot. Ces régulations, passées dans un contexte
donné, n'ont pas fonctionné 15 à 20 ans après leur promulgation, parce que le
législateur de la première économie mondiale avait entre temps modifié des pans
entiers de sa réglementation économique et sociale du crédit, rendant les lignes
de défense des accords de Bâle obsolètes.
La régulation de l'économie par l'état a donc, entre autres inconvénients,
d'être condamnée à ce que nous appellerons l'incohérence
déstabilisatrice née de son conflit permanent avec la régulation
sociale, ce qui tendra à fragiliser l'économie, alors que c'est justement
l'effet inverse qui était recherché. Et voilà pourquoi tant de régulations
étatiques tendent à renforcer les effets indésirables qu'elles étaient supposées
combattre.
Sachant que quel que soit l'attrait théorique d'une société sans intervention de
nature clientéliste des états, cette perspective est aussi lointaine que le
premier voyage humain sur Jupiter, les "régulations" qu'il pourrait mettre en
oeuvre visant à empêcher les déséquilibres économiques sont donc, pour
l'ensemble de ces raisons, condamnées à échouer, et parfois très gravement.